Nutrition du patient en état de choc : quand l’offre ne suit pas la demande, le prix à payer augmente

12/01/2023
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Article ICM
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Factors associated with acute mesenteric ischemia among critically ill ventilated patients with shock: a post hoc analysis of the NUTRIREA2 trial.
Piton, G., Le Gouge, A., Boisramé-Helms, J. et al.
Intensive Care Med 48, 458–466 (2022). https://doi.org/10.1007/s00134-022-06637-w

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Question évaluée

Quels sont les facteurs associés à la survenue d’une ischémie mésentérique chez des patients ventilés en état de choc ?

Type d’étude

Etude ancillaire de l’étude NUTRIREA-2 (1), étude multicentrique prospective randomisée comparant nutrition entérale à parentérale chez des patients en état de choc.

Population étudiée

Les patients de l’étude NUTRIREA-2 sous vasopresseurs et ventilation mécanique recevaient une nutrition dans les 24h suivant l’intubation. Les principaux critères d’exclusion étaient des pathologies digestives (chirurgie digestive < 1 mois, antécédent de gastrectomie, oesophagectomie, bypass gastrique …)

Les patients étaient randomisés en 2 groupes : nutrition parentérale de J1 à J7 puis nutrition entérale ou nutrition entérale d’emblée avec un apport calorique standard de 20-25 kCal/kg/j.

Méthode

Pendant le suivi des patients inclus, le diagnostic d’ischémie mésentérique était recueilli en ayant été défini avec des critères pré-spécifiés : absence de flux sanguin sur un des axes vasculaires splanchniques associée à une absence de prise de contraste de la paroi digestive et/ou présence d’une ischémie digestive lors d’une endoscopie et/ou présence d’une ischémie intestinale lors d’une exploration chirurgicale.

Les caractéristiques associées à une ischémie mésentérique ont été identifiées à l’aide de méthodes statistiques habituelles (comparaison univariée des patients avec et sans ischémie mésentérique, analyse multivariée des variables associées à la survenue d’une ischémie mésentérique).

Résultats essentiels

Parmi les 2410 patients inclus dans l’étude (motif médical pour 92.7%), une ischémie mésentérique a été diagnostiquée chez 24 d’entre eux (19 dans le bras entéral, dont 11 ischémie non occlusive, 5 dans le bras parentéral dont 1 ischémie non occlusive) soit une incidence de 1%. La méthode diagnostique principalement utilisée a été le scanner (79% des cas) devant l’endoscopie digestive (38%). Le mécanisme de l’ischémie mésentérique était une occlusion d’un axe vasculaire dans 17% des cas, une ischémie non-occlusive (NOMI) dans 50% des cas et inconnu dans 33% des cas. Une résection intestinale a été pratiquée dans 54% des cas. La mortalité à J28 et J90 était de 58 et 75%.

L’analyse multivariée a identifié le score SAPS-2, la présence d’une anémie à l’inclusion, l’utilisation de dobutamine et le bras de randomisation « nutrition entérale » comme étant des facteurs indépendant associés à la survenue d’une ischémie mésentérique

Commentaires

Cette étude permet de discuter plusieurs éléments importants à propos de l’ischémie mésentérique pour la pratique des réanimateurs.

1/ Compte tenu de la méthodologie, l’incidence de l’ischémie mésentérique (telle que définie dans l’étude) mesurée de 1% parait robuste dans la population étudiée de réanimation médicale sans pathologie digestive préalable admis pour état de choc.

Cependant ce chiffre de 1% est une mesure de la présence des critères utilisés dans l’étude et non l’incidence réelle des ischémies mésentériques. Certains patients n’ont pas eu d’explorations abdominales (diagnostic non évoqué, patient intransportable, limitation de soins …) et pour ceux explorés par scanner, le critère radiologique utilisé (comme l’ensemble des autres signes scannographiques) a une sensibilité limitée de l’ordre de 60% (2). A l’inverse, la possibilité de faux positifs compte tenu des critères utilisés est très peu probable. Ainsi ce chiffre de 1% doit être vu comme un taux plancher. Dans une étude monocentrique nous avions observé que l’ischémie mésentérique représentait la 3è cause de décès des patients présentant un choc septique, impliquant environ 15% des cas (3).

Rappelons ici que le terme d’ischémie mésentérique, utilisé dans la littérature prête à confusion car il est utilisé dans le sens de nécrose transmurale alors que d’autres stades moins avancés de la maladie existent : ischémie (au sens physiologique du terme) puis nécrose muqueuse avant le stade ultime de nécrose transmurale. Ainsi l’incidence d’une ischémie digestive haute après un arrêt cardiaque est proche de 50% et celle de la nécrose muqueuse de 25% (4) alors que l’incidence de la NOMI dans cette pathologie est de l’ordre de 3-6% (5).

Les réanimateurs doivent donc être encouragés à réaliser des investigations en cas de suspicion diagnostique en couplant scanner et endoscopies digestives hautes et basses.

2/ Il faut distinguer l’ischémie mésentérique occlusive et non occlusive. L’ischémie mésentérique occlusive est une pathologie cardio-vasculaire « classique » qui survient soit par un mécanisme embolique, soit par une thrombose in situ déclenchée par l’ulcération d’une plaque d’athérome. Elle relève d’une prise en charge étiologique urgente, radio-interventionnelle lorsqu’elle est faisable, sinon chirurgicale. En réanimation, la chirurgie aortique et la chirurgie cardiaque sont les principales causes des ischémies mésentériques occlusives. 

L’ischémie mésentérique non occlusive (NOMI) peut être assimilée aux syndromes coronariens fonctionnels résultant d’un déséquilibre tissulaire trop important et prolongé entre apport et consommation en oxygène. La problématique est donc principalement hémodynamique, ce que l’étude confirme en retrouvant une nette prédominance de l’ischémie mésentérique non occlusive chez ces patients de réanimation médicale en état de choc. L’amélioration du transport en oxygène régional est ardue au vu de l’absence d’autorégulation du débit sanguin mésentérique qui est sensible à la baisse de pression et à la vasoconstriction des artères mésentériques.

Ce bref rappel de physiopathologie permet de mieux interpréter les facteurs associés à la survenue d’une ischémie mésentérique identifiés par l’étude.

3/ Rappelons qu’une analyse multivariée ne démontre en aucun cas un lien de causalité entre les variables et l’évènement considéré. Ainsi, les leçons à tirer pour la pratique clinique doivent être soigneusement discutées. Le premier élément à souligner est que l’analyse ne porte par construction que sur les variables recueillies : ainsi la présence d’une maladie athéromateuse (ou ses facteurs de risque) ou cardiaque emboligène, n’ont pas été analysées, de même que les conditions de la réanimation hémodynamique (niveau de PAM, valeur du débit cardiaque) ce qui est compréhensible pour une étude de cette ampleur. Au-delà de l’association entre sévérité globale et outcome, toujours difficile à interpréter, 3 variables étaient associées à la survenue d’une ischémie mésentérique. Deux d’entre elles sont associées au transport en oxygène : le niveau d’hémoglobine et l’utilisation de dobutamine. L’association entre anémie et ischémie mésentérique peut se comprendre comme le reflet de la baisse du transport en oxygène, cependant le niveau d’hémoglobine discriminant identifié dans l’étude (10,9 g/dL) est normalement facilement toléré, une autre interprétation pouvant-être que l’anémie est un reflet du volume de remplissage administré, lui-même marqueur de la gravité de l’état de choc. De même l’association entre utilisation de dobutamine et ischémie mésentérique ne peut pas être interprétée comme un l’effet délétère de la dobutamine, les entérocytes n’ayant pas de récepteurs bêta-1 mimétiques, mais plutôt comme le marqueur indirect d’un bas débit cardiaque, qui favorise l’ischémie mésentérique. Enfin la dernière variable significativement associée à l’ischémie mésentérique était plutôt en lien avec la consommation en oxygène du tissu intestinal. En effet, la nutrition entérale augmente la consommation intestinale en oxygène ce qui entraîne physiologiquement une augmentation du débit splanchnique afin de répondre à cette demande. En situation de choc il peut ne pas y avoir de réserve de contractilité cardiaque et/ou un trouble de la vasomotricité splanchnique qui rend cette adaptation inopérante générant le déséquilibre entre demande et apport en oxygène définissant le processus ischémique. Compte tenu du caractère aléatoire du mode de nutrition dans l’étude, le lien de causalité peut ici être établi et la conclusion qui s’impose est que la nutrition entérale ciblant un apport calorique standard, à la phase aiguë d’un état de choc, est associée à un risque d’ischémie mésentérique multiplié par 3,8 (la différence étant encore plus marquée pour le risque de NOMI). Il s’agit ici des conséquences d’une nutrition entérale standard (au sens de l’apport calorique), la question de la balance bénéfice/risque d’une nutrition sous dosée voire trophique compte tenu des bénéfices de celle-ci sur la muqueuse digestive reste posée.

Points forts

Données issues d’une étude multicentrique prospective. Très large cohorte.

Points faibles

Manque de certaines variables intéressantes pour l’analyse. La largeur de l’effectif ayant par ailleurs empêché le recueil de variables physiologiques.

Implications et conclusions

Les résultats de cette étude illustrent le fait qu’une ischémie mésentérique résulte d’un déséquilibre entre apport et demande en oxygène du tube digestif, et que cette pathologie garde un pronostic effroyable. Le.a réanimateur.rice doit certes prendre en compte le transport en oxygène mais aussi les effets sur la demande en oxygène intestinale de certains de ses choix thérapeutiques (mode de nutrition, prokinétiques ...). Ainsi la nutrition entérale à dose standard  lors des premiers jours d’un état de choc en particulier chez les patients nécessitant de la dobutamine ou sévèrement anémié.

Les effets d’une nutrition sous-dosée ou d’une nutrition trophique devraient être comparés à l’utilisation de la nutrition parentérale.

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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par David Grimaldi, Unité de Soins Intensifs, Hôpital Erasme, Bruxelles, Belgique.

L'auteur déclare les liens suivants ne relevant pas du cadre du travail soumis :

  • Conseil - Transgène SA France

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions à l'auteur (david.grimaldi@erasme.ulb.ac.be) et à la CERC.

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Références

  1. Reignier J et al. Lancet. 2018;391:133-143
  2. Bourcier S été al. Ann Intensive Care. 2016;6:112
  3. Daviaud F et al. Ann Intensive Care. 2015;5:16
  4. Grimaldi D et al. Crit Care. 2022;26:59
  5. Paul M et al. Resuscitation. 2020;157:211-218
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CERC

B. HERMANN (Secrétaire)
A. BRUYNEEL
G. FOSSAT
S. GOURSAUD
N. HEMING
T. KAMEL
G. LABRO
JF. LLITJOS
L. OUANES-BESBES
L. POIROUX
A. ROUZÉ
V. ZINZONI