Isoflurane : en route vers le futur ?

09/06/2022
Texte

 

Inhaled isoflurane via the anaesthetic conserving device versus propofol for sedation of invasively ventilated patients in intensive care units in Germany and Slovenia: an open-label, phase 3, randomised controlled, non-inferiority trial.
Meiser A, Volk T, Wallenborn J, Guenther U, Becher T, Bracht H, et al.
Lancet Respir Med. 2021;9:1231–40.

Texte

Question évaluée

L’utilisation d’une sédation inhalée par isoflurane (utilisant l’évaporateur Sedaconda®) est-elle non inférieure à une sédation intraveineuse par propofol chez les patients sous ventilation mécanique en réanimation ?

Type d’étude

Étude de phase 3, interventionnelle de non infériorité, randomisée, contrôlée, en ouvert. Étude multicentrique dans 2 pays (Allemagne et Slovénie). Le financement est industriel, fonds issus du laboratoire Sedana Medical.

Population étudiée

301 patients adultes, admis en réanimation médicale ou chirurgicale entre Juillet 2017 et Janvier 2020, nécessitant le recours à une ventilation mécanique invasive et une sédation  pour une durée estimée de plus de 24 heures.

Méthode

Les patients éligibles sont randomisés en 2 groupes dont le seul agent hypnotique est soit l’isoflurane (groupe intervention) soit le propofol (groupe contrôle). La durée maximale de traitement est de 54 heures ou jusqu’à l’extubation si celle-ci a lieu avant. Pour chacune des modalités de sédation, une cible de Richmond Agitation-Sedation Scale (RASS) de [-4 à -1] est fixée par un protocole de sédation géré par les équipes paramédicales avec titration initiale de la sédation. Une analgésie morphinomémitique est associée (choix de la molécule laissé au clinicien) avec un protocole d’adaptation de dose adaptée à l’échelle Behavioural Pain Scale (BPS).

Le critère de jugement principal est le temps passé dans cette cible prédéfinie à priori de sédation (-4 ≤ RASS ≤ -1) sans recours à une sédation de secours. L’analyse du critère de jugement principal a été réalisée en per protocole (au moins 12h de sédation, avec au moins 5 mesures de RASS et pas de violation du protocole) avec une marge de non infériorité de 15%.

Résultats essentiels

Entre Juillet 2017 et Janvier 2020, sur les 2788 patients évalués, 301 patients ont pu être inclus et randomisés sur 24 centres.

Concernant le critère de jugement principal (CJP) :

  • Le temps passé dans l’objectif de sédation (échelle RASS [-4 à -1]) est similaire entre les 2 groupes avec 90,7% du temps IC 95% [86,8-94,6] (isoflurane) vs 91,1% du temps IC 95% [87,2-95,1] (propofol) sans nécessité de recours à une sédation de secours.

L’analyse per protocole du CJP concerne 294 patients sur les 301 randomisés.

Concernant les critères de jugement secondaire :

  • Diminution de la dose d’opioïde nécessaire d’environ 30% dans le groupe isoflurane pour un score BPS identique entre les 2 groupes pendant le déroulé de l’étude (0,22 mg/kg/h IC 95% [0,12-0,34] d’équivalent morphine (isoflurane) vs 0,32 mg/kg/h IC 95% [0,21-0,42] d’équivalent morphine (propofol), p=0,0036).
  • Diminution non significative à J1 mais significative à J2 du délai de réveil au décours de la fenêtre d’interruption quotidienne des sédations (20 min (IQR 10-30) vs 30 min (IQR (11-120), p =0,01).
  • Augmentation significative du temps passé en ventilation spontanée à J1 p=0,013 et non à J2 dans le groupe isoflurane par rapport au groupe propofol
  • Absence de différence significative sur le délai d’extubation à l’arrêt des sédations (30 min (IQR 10-136) (isoflurane) vs 40 min (IQR 18-125) (propofol), p=0,21).
  • Absence de différence significative sur les critères de sécurité et tolérance.
Commentaires

Les halogénés possèdent de multiples propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques intéressantes pour une utilisation en réanimation (élimination pulmonaire indépendante de la fonction rénale ou hépatique, faible métabolisation hépatique, demi-vie contextuelle courte, effet bronchodilatateur et anti-inflammatoire pulmonaire potentiels …) [1,2]. Néanmoins, devant l’absence de données scientifiques de forte puissance [3], leur utilisation reste marginale en réanimation, non abordée dans les RFE françaises [4] et en pratique souvent limitée à certaines situations cliniques particulières [5]. Plusieurs pénuries de sédation au décours de la pandémie COVID ont mis à nouveau en lumière cette classe sédative permettant un essor de l’utilisation et de l’apprentissage des dispositifs d’administration des halogénés en réanimation.

Jusqu’à présent, il existait quelques données, comme la méta analyse de Jerath et al. [3] montrant la faisabilité et l’efficacité de la sédation par des gaz volatiles halogénés en réanimation. L’étude ici évaluée de Meiser et al. confirme que l’utilisation de gaz volatiles halogénés (ici l’isoflurane) est une alternative possible à la sédation habituelle de demi-vie courte en réanimation.

Cependant malgré la significativité statistique, la pertinence clinique des résultats est à discuter. Concernant le critère de jugement principal, celui-ci est adapté à une étude de non infériorité pragmatique mais demeure peu audacieux (ndlr, une molécule sédative permet la sédation). La cible de sédation proposée est large (RASS [-4 à -1], correspondant en pratique dans l’étude à une sédation plutôt « profonde » dans les 48 première heures avec un RASS moyen entre -4 et -3 comparable dans les 2 groupes. Nous aurions préférentiellement voulu connaître les capacités d’une sédation « légère » aux gaz volatiles halogénés ou bien l’intérêt potentiel des gaz halogénés pour les sédations profondes de plus longue durée. Concernant les critères de jugement secondaires, le gain potentiel en terme de délai de réveil après interruption des sédations, voire de raccourcissement du délai avant extubation (de l’ordre de quelques minutes), semble peu pertinent cliniquement.

L’isoflurane semble diminuer la consommation de morphiniques à profondeur de sédation égale entre les deux groupes. En effet il a été décrit dans la littérature une activité antalgique des halogénés par action médullaire confirmée par cette étude [6]. Ce résultat est à mettre en contre balance d’une étude réalisée en ouvert, avec hétéro-évaluation de la douleur (selon l’échelle BPS). De plus la moindre utilisation d’agonistes morphiniques dans le groupe isoflurane (avec score BPS identique entre les groupes) peut également partiellement expliquer la positivité de certains critères de jugement secondaires (délai de réveil, extubation…). Cependant cette épargne morphinique ne semble pas associée à des modifications notables de critères « durs » de réanimation (mortalité, jours sans ventilation mécanique, jours sans délirium, ici identiques entre les 2 groupes…), dans une étude toutefois non dimensionnée pour ce genre d’outcome.

Le choix de la molécule sédative n’est malheureusement pas abordé dans cette étude. Avec des propriétés pharmacologiques proches, le sévoflurane semble néanmoins plus souvent utilisé en France (90% de l’usage de gaz volatiles halogénés en réanimation). Les résultats de l’étude de Meiser et al. ne s’appliquent donc pas au sévoflurane avec peut-être un profil de tolérance différent surtout pour une administration prolongée [7].

Dans la période de « crises » climatique et de la biodiversité actuelle, l’impact environnemental de nos choix thérapeutiques doit être connu. Tous les gaz volatiles halogénés sont des pourvoyeurs importants de gaz à effet de serre (GES) (desflurane>sevoflurane>isoflurane), ce qui explique une volonté croissante d’un usage raisonné au bloc opératoire. Les données existantes semblent en défaveur de l’usage des anesthésiques volatiles halogénés à large échelle en système ouvert (bloc opératoire) concernant la production de GES [8]. A notre connaissance il n’existe pas de donnée concernant les systèmes fermés avec recapture des gaz halogénés, dépendant des modalités de recyclages des cartouches absorbantes au charbon. Une évaluation comparative de la production de GES de la filière globale de production et consommation des sédations (halogénés vs propofol) devrait être réalisée.

Enfin, pour rappel, cette stratégie sédative nécessite dans les centres ne l’ayant pas encore pratiquée, une formation et un apprentissage médical et paramédical quant à la gestion de la technique, la surveillance quotidienne ainsi que la recherche d’éventuels effets indésirables graves. Une formation ainsi qu’un protocole formalisé sont à prévoir avant son usage en routine.

Points forts
  • Première étude prospective, randomisée de grande envergure
  • Critère de jugement principal pragmatique (qualité de la sédation) et adapté à l’analyse statistique (non infériorité)
  • Population non sélectionnée (tout patient ventilé de plus de 24 heures) et mixte médicale (39%) et chirurgicale (61%). A nuancer par le faible taux d’inclusion des patients éligibles (301 patients inclus sur 2788 éligibles).
Points faibles
  • Analyse per protocole du critère de jugement principal
  • Étude en ouvert
  • Une seule molécule halogéné proposée (isoflurane)
  • Étude centrée sur une sédation de durée limitée (maximum 54 heures)
  • Le coût quotidien de la sédation n’est pas appréhendé dans cette étude
  • Possible conflit d’intérêt avec une étude financée par un laboratoire dont le dernier auteur est employé par Sedana Medical
Implications et conclusions

Cette étude semble confirmer les données préliminaires de la littérature concernant la non infériorité d’une sédation par gaz volatiles halogénés (ici isoflurane) chez les patients de réanimation (médicale ou chirurgicale) nécessitant une sédation de plus de 24 heures. Elle permet également d’être rassuré sur le profil de sécurité d’une sédation inhalatoire totale de moins de 54 heures. Les effets bénéfiques annexes (consommation de morphinomimétiques, délai de réveil, de ventilation spontanée voir d’extubation) sont d’éventuelles pistes à confirmer dans de futures études mais restent pour l’heure discutables quant à leur pertinence clinique réelle.

Avant toute démocratisation de la technique destinée à tous les patients de réanimation, ces données incitent néanmoins d’ores et déjà à une réflexion collective quant au rapport bénéfice clinique réel / surcoût éventuel et effet environnemental global d’une telle stratégie.

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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Arthur DURAND et Vincent LIU, Service de Médecine Intensive-Réanimation, CHRU de Lille, France.

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêt.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions à l'un des auteurs (arthur.durand@chu-lille.fr) et/ou à la CERC.

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Références

  • Volatile anesthetics for status asthmaticus in pediatric patients: a comprehensive review and case series.
    Carrié S, Anderson TA.
    Paediatr Anaesth. 2015;25:460–7.
  • Sevoflurane for Sedation in Acute Respiratory Distress Syndrome. A Randomized Controlled Pilot Study.
    Jabaudon M, Boucher P, Imhoff E, Chabanne R, Faure J-S, Roszyk L, et al.
    Am J Respir Crit Care Med. 2017;195:792–800.
  • Safety and Efficacy of Volatile Anesthetic Agents Compared With Standard Intravenous Midazolam/Propofol Sedation in Ventilated Critical Care Patients: A Meta-analysis and Systematic Review of Prospective Trials.
    Jerath A, Panckhurst J, Parotto M, Lightfoot N, Wasowicz M, Ferguson ND, et al.
    Anesth Analg. 2017;124:1190–9.
  • Conférence de consensus commune (SFAR-SRLF) en réanimation Sédation-analgésie en réanimation (nouveau-né exclu).
    P. Saudera, M. Andreolettib, G. Camboniec, G. Capellierd, M. Feissele, O. Gallf, D. Goldran-Toledanog, G. Kierzekh, J. Mateoi, H. Mentecj,, G. Mionk, J.-P. Rigaudl, P. Seguinm.
    2008;27(7-8): 541—55.
  • Use of volatile agents for sedation in the intensive care unit: A national survey in France.
    Blondonnet R, Quinson A, Lambert C, Audard J, Godet T, Zhai R, et al.
    PLoS One. 2021;16:e0249889.
  • Anesthetic actions within the spinal cord: contributions to the state of general anesthesia.
    Collins JG, Kendig JJ, Mason P.
    Trends Neurosci. 1995;18:549–53.
  • Complete Nephrogenic Diabetes Insipidus After Prolonged Sevoflurane Sedation: A Case Report of 3 Cases.
    Cabibel R, Gerard L, Maiter D, Collin V, Hantson P.
    AA Pract. 2019;12:155–9.
  • Life cycle greenhouse gas emissions of anesthetic drugs.
    Sherman J, Le C, Lamers V, Eckelman M.
    Anesth Analg. 2012;114:1086–90.
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CERC

B. HERMANN (Secrétaire)
A. BRUYNEEL
G. DECORMEILLE
S. GOURSAUD
N. HEMING
G. JACQ
T. KAMEL
G. LABRO
JF. LLITJOS
L. OUANES-BESBES
L. POIROUX
A. ROUZÉ