Lévothyroxine et don d’organe, c’est mort !

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Dhar R, Marklin GF, Klinkenberg WD, Wang J, Goss CW, Lele AV, Kensinger CD, Lange PA, Lebovitz DJ. Intravenous Levothyroxine for Unstable Brain-Dead Heart Donors. N Engl J Med. 2023 Nov 30;389(22):2029-2038.

PMID: 38048188; PMCID: PMC10752368.

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Question évaluée

Est-ce que l’administration de lévothyroxine (T4) intraveineuse permet d’augmenter le nombre de greffons cardiaques transplantés à partir de donneurs en état de mort encéphalique (EME) instables hémodynamiquement ?

Type d’étude

Essai contrôlé randomisé multicentrique ouvert réalisé aux Etats-Unis.

Population étudiée

Patients de réanimation, en EME confirmée, instable hémodynamiquement dans un projet de don de cœur.

Critères d’inclusion :

  • Age entre 14 et 55 ans
  • Poids > 45 kg
  • Hémodynamique instable définie par le besoin d’un traitement vasopresseur ou par inotropes après remplissage (indépendamment de l’administration de vasopressine pour un diabète insipide)

Critères d’exclusion :

  • Greffon cardiaque non proposable : Maladie cardiaque connue/ coronaropathie connue
  • Administration d’hormones thyroïdiennes dans le mois précédent
Méthode

Les patients ont été randomisés dans les 24h qui suivaient la déclaration de décès.

Dans le groupe avec intervention, la lévothyroxine était administrée en intra-veineux à la dose de 30µg/h en continue pendant 12h. Dans le groupe placebo, une perfusion de sérum salé isotonique était administrée au même débit, pendant la même durée.

Le protocole précisait que la dose de lévothyroxine puisse être diminuée ou interrompue en fonction de données hémodynamiques pré-spécifiées (hypertension, tachycardie ou arythmie).

La prolongation de la perfusion de lévothyroxine au-delà de 12h était autorisée. L'utilisation libre de lévothyroxine était déconseillée mais autorisée dans le groupe de contrôle (étude en ouvert) et seulement après la fin des 12h de perfusion de sérum physiologique.

Le principal critère d'efficacité était la réalisation d’une transplantation cardiaque. Le principal critère de sécurité était la survie du greffon 30 jours après la transplantation (sans nécessité de circulation extracorporelle). Différents critères secondaires d’évaluation étaient définis à priori : sevrage et durée des vasopresseurs, délai pour la réalisation d’une échocardiographie…

Calcul d’effectif : Dans la littérature, 30 à 60% des donneurs sont prélevés du greffon cardiaque. En espérant augmenter de 10% le nombre de greffons transplantés avec la lévothyroxine, l’analyse de 800 donneurs était nécessaire avec une puissance de 80% et en partant de 35% de donneurs prélevés du cœur. Concernant l’analyse de non-infériorité, 320 cœurs transplantés étaient nécessaires, pour une puissance de 78% avec une marge de non-infériorité de 6%.

Des analyses en sous-groupes ont été prévues. Il s’agissait d’une part de comparer les donneurs avec une FEVG >50% vs <50% à la première échographie, d’autre part de s’intéresser aux sujets ayant reçu 12h de perfusion vs plus de 12h de perfusion. Les auteurs ont également comparé les résultats en fonction de la dose de catécholamine à l’inclusion mais aussi entre les donneurs qui avaient des taux de T4 libre bas (<0,9 ng/dL) vs ceux qui avait un taux normal.

Résultats essentiels

Entre le 1er décembre 2020 et le 6 novembre 2022, 15 coordinations hospitalières de prélèvement d’organes ont participé à cette étude, 852 donneurs en mort encéphalique ont été randomisés.

Sur 838 donneurs potentiels analysés, les 2 groupes étaient comparables. Il faut noter que les donneurs étaient âgés de 36 ans en moyenne et que la cause de la mort encéphalique était majoritairement une anoxie cérébrale (40%). 38% d’entre eux avait un taux de T4 libre bas à l’inclusion.

453 cœurs ont pu être greffés. Cela représentait 230 (54,9%) dans le groupe lévothyroxine et 223 (53,2%) dans le groupe placebo, ce qui faisait une différence absolue de 1,7% (intervalle de confiance à 95% [-1,5-8,4]). Après ajustement, le risque relatif était de 1,01 (IC 95% [0,97-1,07]), p=0,57.  Il n’y a donc pas de différence significative pour le critère de jugement principal.

Concernant le taux de succès des transplantations cardiaques à J30, on ne retrouvait pas d’infériorité du groupe placebo, avec une survie à J30 de 95,5% (groupe placebo) vs 97,4% (groupe lévothyroxine) avec une différence absolue de 1,9% (IC 95% [-2,3-6]), p<0,0001.

Le protocole était bien respecté. Aucun patient du groupe contrôle n’a reçu de lévothyroxine durant les 12 premières heures. L’administration de lévothyroxine était interrompue chez 11 % des donneurs dans le bras traité en raison majoritairement d’une hypertension. 84% recevaient le traitement pendant au moins 6h.

Les analyses en sous-groupes renforcent l’absence d’effet de la lévothyroxine : quelque soit le sous-groupe, on ne constatait pas de différence significative entre le nombre de coeurs greffés.

Enfin, on notait plus d’hypertension et de tachycardie dans le bras traité par lévothyroxine mais sans différence d’incidence d’évènements indésirables graves.

Commentaires

Cette étude montre que l’administration de lévothyroxine à des donneurs en mort encéphalique instable hémodynamiquement ne permet pas de greffer plus de cœurs.

Il faut noter que la population incluse est composée de patients jeunes décédés d’anoxie (36 ans en moyenne), ce qui diffère des donneurs en France (58 ans en moyenne et dans les suites d’un accident vasculaire cérébral). Les critères d’inclusion mais aussi l’épidémiologie des morts encéphaliques aux Etats-Unis explique cette différence. Le surdosage en morphiniques y est la 1ère cause de décès chez les 18-49 ans. Néanmoins, cela ne change pas les résultats de cette étude.

Le taux médian de T4 libre retrouvé est dans les normes. Les taux sont comparables entre les deux groupes. Seulement 40% des donneurs des deux groupes ont un dosage <0,9 ng/dl (ne confirmant pas l’hypothyroïdie systématique en EME). L’administration de lévothryroxine n’a pas d’effet, même dans le sous-groupe avec des taux initiaux de T4 bas.

La réalisation de cette étude aux Etats-Unis rend ces conclusions encore plus fortes pour 2 raisons. Premièrement, l’administration de T4 fait partie des recommandations lors de la prise en charge des donneurs instables (seulement 3 des 15 coordinations n’administraient pas de T4 avant l’étude). Deuxièmement, la durée de prise en charge des donneurs aux Etats-Unis est plus longue en comparaison à d’autres pays (dans cette étude, elle est effectivement d’environ 40h), l’argument d’une perfusion insuffisamment prolongée étant avancé pour expliquer l’absence d’effet de la lévothyroxine retrouvé dans certaines études.

Points forts

Il s’agit d’une étude multicentrique randomisée bien menée, sans perdus de vue avec des professionnels utilisant habituellement ce traitement.

L’objectif principal et les objectifs secondaires sont pertinents.

Les caractéristiques des patients des deux groupes sont similaires, notamment sur les causes de l’EME.

Le protocole a été bien suivi.

Les raisons d’absence de prélèvement d’organes sont similaires dans les deux groupes, avec en première position la dysfonction myocardique, puis la coronaropathie et enfin l’hypertrophie ventriculaire gauche.

Points faibles

Cette étude présente plusieurs limites avec notamment l’absence d’aveugle bien que la réalisation de la greffe était indépendante du traitement.

De plus, les cliniciens ont eu la possibilité pour les patients dans le groupe placebo de prescrire de la lévothyroxine après les 12h de perfusion initiale. Cela représente 50 patients, soit 12% du groupe placebo. Une étude de sensibilité a été réalisée et ne montrait pas d’impact de ces patients sur le critère de jugement principal. On peut également noter que la lévothyroxine a été poursuivie après 12h chez 50% des patients du groupe traité.

Enfin, le mécanisme suggérant l’importance des hormones thyroïdiennes dans la dysfonction cardiaque est mal connu mais impliquerait la T3 dans le cadre du « syndrome basse T3 ».  Cependant, dans cette étude est administrée de la T4 qui devrait être transformée en T3 par une désiodase. Cette différence T3/ T4 a été étudiée et bien que la T4 se semble pas être transformée en T3 chez les donneurs en mort encéphalique, un travail précédent de la même équipe n’avait pas montré de différence sur le nombre de cœurs greffés entre la T3 et la T4 (2).

Implications et conclusions

Plusieurs études ont été menées sur ce sujet (3). Les études qui ont montré un bénéfice des hormones thyroïdiennes sur le nombre de greffons
sont des publications avec de nombreux biais méthodologiques (études rétrospectives principalement) (4). Quant aux quelques études interventionnelles (en ajoutant celle-ci), ces dernières sont toutes non significatives (5 - 7).

Cela renforce la position des recommandations françaises, de ne pas préconiser l’usage de la lévothyroxine dans le but d’augmenter le nombre de greffons cardiaques (8).

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RÉFÉRENCES

  1. Dhar, Rajat, Gary F. Marklin, W. Dean Klinkenberg, Jinli Wang, Charles W. Goss, Abhijit V. Lele, Clark D. Kensinger, Paul A. Lange, et Daniel J. Lebovitz. « Intravenous Levothyroxine for Unstable Brain-Dead Heart Donors ». New England Journal of Medicine 389, no 22 (30 novembre 2023): 2029‑38. https://doi.org/10.1056/NEJMoa2305969
  2. Dhar R, Stahlschmidt E, Yan Y, Marklin G. A randomized trial comparing triiodothyronine (T3) with thyroxine (T4) for hemodynamically unstable brain‐dead organ donors. Clin Transplant. 2019;33(3):e13486. doi:10.1111/ctr.13486
  3. Macdonald, Peter S., Anders Aneman, Deepak Bhonagiri, Daryl Jones, Gerry O’Callaghan, William Silvester, Alasdair Watson, et Geoffrey Dobb. « A Systematic Review and Meta-Analysis of Clinical Trials of Thyroid Hormone Administration to Brain Dead Potential Organ Donors* ». Critical Care Medicine 40, no 5 (mai 2012): 1635.
  4. Novitzky, Dimitri, Zhibao Mi, Qing Sun, Joseph F. Collins, et David K.C. Cooper. « Thyroid Hormone Therapy in the Management of 63,593 Brain-Dead Organ Donors: A Retrospective Analysis ». Transplantation 98, no 10 (novembre 2014): 1119‑27.
  5. 1. Pérez-Blanco A, Caturla-Such J, Cánovas-Robles J, Sanchez-Payá J. Eficiency of triiodothyronine treatment on organ donor hemodynamic management and adenine nucleotide concentration. Intensive Care Med. 2005;31(7):943-948. doi:10.1007/s00134-005-2662-9
  6. Dhar R, Stahlschmidt E, Marklin G. A Randomized Trial of Intravenous Thyroxine for Brain-Dead Organ Donors With Impaired Cardiac Function. Prog Transpl. 2020;30(1):48-55. doi:10.1177/1526924819893295
  7. 1. Van Bakel AB, Hino SA, Welker D, et al. Hemodynamic Effects of High-dose Levothyroxine and Methylprednisolone in Brain-dead Potential Organ Donors. Transplantation. 2022;106(8):1677-1689. doi:10.1097/TP.0000000000004072
  8. https://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/prise_en_charge_des_patient_en_vue_d_un_prelevement_d_organes_-_2019_-_version_longue.pdf
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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Commenté par Célia Saddedine et Julien Charpentier, Service de Médecine Intensive Réanimation, Hôpitaux Universitaires Paris Centre, Hôpital Cochin, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, 27 Rue du Faubourg Saint Jacques, 75014, Paris, France.

Les auteurs ne déclarent pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.

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