Faire tomber les barrières du silence autour des préoccupations majeures du patient à haut risque de décès en soins intensifs

05/04/2024
Image
Image
Texte

Nancy Kentish-Barnes, Anne-Laure Poujol, Emilie Banse, Victoire Deltour, Cyril Goulenok, Charlotte Garret, Anne Renault, Virginie Souppart, Anne Renet, Alain Cariou, Diane Friedman, Ludivine Chalumeau-Lemoine, Olivier Guisset, Sybille Merceron, Antoine Monsel, Olivier Lesieur, Frédéric Pochard & Elie Azoulay, Intensive Care Medicine volume 49, pages 808–819 (2023).

Texte
 Question évaluée :

La littérature concernant l'expérience émotionnelle des patients admis en service de réanimation, à haut risque de décès reste pauvre. Pourtant, ce sujet est important pour mieux les accompagner et mieux répondre à leurs besoins. Les auteurs de cet article se sont donc attachés à éclairer la communauté de chercheurs et de cliniciens sur les préoccupations des patients conscients à haut risque de décès en service de réanimation.  

Méthodologie :

Dans cette étude, les patients étaient considérés à haut risque de décès lorsque le médecin réanimateur, en charge du patient, estimait son risque de décès à 3 mois à 80% (cette classification était discutée de façon collégiale, et incluait dans ses critères un score SAPS II compris entre 55 et 62).

Les patients étaient considérés comme conscients, lorsqu’ils étaient capables d’interagir de façon active avec les médecins et chercheurs (patient avec un état de vigilance normal, évalués avec un score de Glasgow à 15, capable de répondre aux questions).

Cinq sources de données ont été employées dans le cadre de cette étude afin de récolter un maximum de données concernant les préoccupations, questions et besoins des patients à haut risque de décès en réanimation :

  • Source 1 : Une revue internationale de la littérature de 45 articles autour de l’expérience des patients en fin de vie hospitalisés en réanimation et en soins palliatifs a été réalisée.
  • Source 2 : 50 médecins et infirmiers de soins intensifs (reconnus pour leur expertise sur les soins de fin de vie) ont été invités à dresser la liste des questions et des préoccupations exprimées par leurs patients présentant un risque élevé de décès.
  • Source 3 : Une étude prospective de 6 mois au sein de 11 unités de réanimations a été menée dont l’objectif était le recueil, en temps réel, par les médecins et infirmiers des préoccupations verbalisées par leurs patients à haut risque de décès.
  • Source 4 : Des entretiens structurés ont été menés au sein de 2 services de réanimation auprès de membre de la famille de patients à haut risque de décès. Dix-sept familles ont été invitées à faire part de ce qu'elles pensaient être les préoccupations de leurs proches.
  • Source 5 : Des entretiens structurés au sein de 5 services de réanimation ont été menés auprès de 15 patients à haut risque de décès afin de recueillir leurs préoccupations.
Résultats essentiels :

Ces 5 sources ont produit 1307 préoccupations. Après avoir supprimé les éléments redondants et les doublons, et avoir combiné et reformulé les éléments similaires, 28 préoccupations ont été extraites de l'analyse des données relevant de 7 grands domaines : perception de la qualité des soins et la gestion des symptômes ; être soi-même ; préoccupations spirituelles, religieuses, existentielles ; mourir et la mort ; préoccupations concernant son proche ; préoccupations après la mort ; le besoin d'expériences réconfortantes et de plaisir.

Les préoccupations ont été ensuite fusionnées et consolidées, pour aboutir à une liste finale de 15 préoccupations des patients à haut risque de décès en soins intensifs.

1. Je crains que mes proches souffrent de ma maladie.

2. Puis-je faire confiance à cette équipe et à ses compétences ?

3. Que puis-je attendre des professionnels de santé : pouvons-nous discuter de mes objectifs de soins ?

4. Je suis préoccupé(e) par mes symptômes physiques et psychologiques, y compris pendant la mort.

5. Lorsque je pense à ma vie, j'ai des regrets et j'ai l'impression que c'est injuste.

6. J'ai l'impression que cela a un sens, que j'ai vécu une bonne vie

7. J'ai besoin d'un soutien spirituel/religieux, ainsi que d'espoir et de confiance.

8. J'ai peur de me sentir isolé(e), j'ai besoin de me sentir en relation avec les autres

9. Je ne veux pas devenir incompétent, dépendre des autres et me sentir un fardeau.

10. Je suis fatigué de tout cela, je n'ai plus d'espoir, laissez-moi tranquille

11. Je suis une personne, je tiens à ma dignité, je veux rester compétent et que mes choix soient respectés.

 12. J'ai besoin d'être dans un environnement apaisant et d'éprouver du plaisir

13. Je suis préoccupé(e) par l'approche de la mort et les émotions qui y sont liées

14. Comment vais-je mourir ? Que se passera-t-il ? Où vais-je mourir ?

15. Je me préoccupe de mes proches après ma mort

Commentaires :

Points forts :

  • Si le design de cette étude est peu habituel car il rassemble plusieurs méthodologies et sources, il a l’avantage de prendre en compte un grand nombre de points de vue selon différentes approches du côté du patient, de la famille et des soignants (médecins et infirmiers). L’apport de la littérature internationale permet également de recueillir des données prenant en compte un niveau culturel plus varié. 
  • Cette étude est la première à établir une liste des préoccupations majeures du patient à haut risque de décès en réanimation à travers l’analyse des représentations à la fois du patient, du soignant et des proches.
  • Les auteurs contribuent comme il le mentionne à briser le "mur du silence", nous dirions même le « mur du tabou » en rendant accessible les questions, émotions, inquiétudes des patients à haut risque de décès. L’identification de ces préoccupations est importante car elle peut permettre aux proches et aux équipes de mieux accompagner le patient mais également de personnaliser le processus de fin de vie.

Les questions qui émergent de l’analyse constituent une base sur lequel les professionnels peuvent s’appuyer pour communiquer avec le patient et adapter l’accompagnement, mais cela ne peut en aucun cas se substituer à la parole du patient lui-même. Les auteurs le soulignent, pour les patients conscients et capables d'interagir, les cliniciens et les chercheurs ne doivent pas manquer l'occasion de recueillir leurs préoccupations directement auprès des patients.

Points faibles :

  • Le recueil s’appuie sur des sources Françaises et l'on peut s'interroger sur le caractère généralisable de la liste. Même si les auteurs mettent en avant la littérature internationale pour justifier une ouverture à d’autres cultures il n’en reste pas moins que la revue de la littérature s’appuie principalement sur des articles européens et d’Amérique du nord. 
  • La méthodologie permet d’identifier les préoccupations des patients à haut risque de décès mais cette étude ne permet pas, et là n’était pas l’objectif des auteurs, de dire que cette liste de préoccupations permet d’améliorer la qualité de la mort et du décès.
  • Enfin, les auteurs semblent avoir pris soin de différencier le recueil de données des préoccupations effectué par les médecins et les infirmiers (source 2 et 3). Pourtant rien est dit à ce propos dans l’étude, y avait-il une hypothèse sous-jacente concernant le fait que les préoccupations recueillies par les médecins seraient différentes de celles recueillies par les infirmiers ?  Les préoccupations recueillies seraient donc soumises à la subjectivité du soignant ? 
Implications et conclusions :

Cette étude s’inscrit dans une volonté de développer le socle de connaissances portant sur l’amélioration de l’accompagnement du patient à haut risque de décès en réanimation.

Selon nous, cette étude relève un défi important car le contexte de fin de vie implique une souffrance psychologique majeure : sentiment d’abandon et de solitude du patient (1, 2), sentiment de culpabilité des proches (3), sentiment d’impuissance et comportements déshumanisants chez les soignants (1, 4, 5, 6) ; qui contribue à rendre difficile pour le patient l’expression de son vécu et pour les soignants d’aller à la rencontre de ce vécu dans le cadre de la relation de soin. Les résultats de cette étude peuvent contribuer à soutenir les soignants pour introduire un espace de parole avec le patient conscient à haut risque de décès. 

Texte

RÉFÉRENCES

(1) Chahraoui, K., Laurent, A., Bioy, A., Quenot, J. & Capellier, G. (2015). Vulnérabilité psychique et clinique de l'extrême en réanimation. Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.laure.2015.01

(2) Ettema EJ, Derksen LD, van Leeuwen E (2010) Solitude existentielle et soins de fin de vie : une revue systématique. Théor Med Bioeth 31: 141–169. https://doi.org/10.1007/s11017-010-9141-

(3) Grandgeorge, I. (2010). Autour du patient, les proches et leurs peurs. Revue internationale de soins palliatifs, 25(2), 54. https://doi.org/10.3917/inka.102.0054

(4) Bonnet, M., Laurent, A., Ansel, D., Quenot, J. P., & Capellier, G. (2016). La relation de soin en gériatrie ou en réanimation : clinique d’une mort annoncée. Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, 174(3), 165‑170. https://doi.org/10.1016/j.amp.2014.03.014

(5) Jacquemin, D, (2004) La souffrance éthique du soignant », Ethica Clinica, n°35, septembre 2004, p. 9-14.

(6) Rokach A, Matalon R, Safarov A, Bercovitch M (2007) L'expérience de la solitude des mourants et de ceux qui les soignent. Palliat Support Care 5:153–159. https://doi.org/10.1017/S1478951507070228

Texte

CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Pauline Gerard doctorante en psychologie clinique pour l’étude COPREA (Laboratoire Psy-DREPI EA7458, Université de Bourgogne, Dijon, France) et Alexandra Laurent, professeure de psychologie clinique et psychopathologie (Laboratoire Psy-DREPI EA7458, Université de Bourgogne, Dijon, France)

Les auteurs ne déclarent pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position des auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions aux auteurs (paulinegerard71@hotmail.com / alexandra.laurent@u-bourgogne.fr)  et à la CERC.

Texte

CERC

G. LABRO (Secrétaire)
S. BOURCIER
A. BRUYNEEL
C. DUPUIS
S. GENDREAU
S. GOURSAUD
G. FOSSAT
N. HIMER
T. KAMEL
O. LESIEUR
A. ROUZÉ
V. ZINZONI