Réactu paramédicale : Prendre la dernière décision : expériences et défis des proches endeuillés

16/05/2025
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Texte

DeForge CE, Smaldone A, Agarwal S, George M. Medical Decision-Making and Bereavement Experiences After Cardiac Arrest: Qualitative Insights From Surrogates. Am J Crit Care. 2024 Nov 1;33(6):433-445. doi: 10.4037/ajcc2024211. PMID: 39482094.

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Question évaluée :

Cette étude explore les expériences des proches confrontés à des décisions complexes et au deuil après le décès de patients admis en réanimation à la suite d’un arrêt cardiaque, avec un focus particulier sur les conflits liés à ces décisions (conflit décisionnel ou incertitude quant à la décision à prendre).

Type d’étude :

Étude observationnelle : méthodologie mixte combinant une approche qualitative par entretiens individuels et des données quantitatives issues d'une échelle de conflit décisionnel (Decisional Conflict Scale).

Population étudiée :

Proches (personne de confiance / « surrogates ») de patients adultes décédés en réanimation après un arrêt cardiaque (extra ou intra hospitalier) dans un centre médical universitaire aux États-Unis. Pour participer, les proches devaient avoir pris des décisions médicales importantes (limitation, arrêt ou poursuite des traitements) avant le décès du patient.

Seize des 53 proches sollicités ont accepté de participer à l’étude.

Méthode :

1. Design de l’étude : Méthodologie mixte intégrant des données quantitatives (échelle de conflit décisionnel) et qualitatives (entretiens individuels). Les données ont été recueillies dans le cadre d’une étude longitudinale visant à explorer les expériences décisionnelles et les symptômes de deuil au cours des six mois suivant le décès du patient.

2. Collecte des données :

  • Quantitatives : Les participants ont complété des questionnaires à 4 moments : environ 1, 2, 3 et 6 mois après le décès. Le questionnaire initial (1 mois après le décès) comprenait l’échelle de conflit décisionnel (Decisional Conflict Scale - Low Literacy, DCS-LL)(1), évaluant les dimensions de l’information, de la clarté des valeurs, du soutien et de l’incertitude. Les scores supérieurs à 25 indiquent un conflit décisionnel modéré à élevé.
  • Qualitatives : Les entretiens semi-structurés conduits environ un mois après le décès ont permis d’explorer les expériences de conflit décisionnel autour des choix médicaux.

3. Analyse des données : Les scores de DCS-LL ont permis de stratifier les participants en deux groupes, sans et avec conflit décisionnel. Les résultats qualitatifs ont été comparés entre ces groupes pour identifier les concordances et discordances dans les expériences. Les données du dossier médical électronique ont été triangulées avec les résultats pour confirmer les décisions prises et le contexte clinique. Enfin, des outils comme NVivo12Plus ont été utilisés pour gérer et coder les données, et des méthodes comme le contrôle par les participants (member checking) ont renforcé la fiabilité des résultats.

Résultats essentiels :

L’analyse des scores de DCS-LL a permis de stratifier les participants en deux groupes : 9 participants dans le groupe sans conflit décisionnel et 7 dans le groupe avec. Cependant, il faut noter qu’il n’y avait aucune situation de conflits élevés, tous les scores étant sous le seuil des conflits modérés (i.e. inférieurs à 25).

L’analyse qualitative a permis de dégager 3 thèmes :

Thème 1 : "L'acte ultime"
Les proches ont décrit le rôle de décisionnaire comme un acte profondément significatif et chargé d’émotion. Cela incluait :

  • La responsabilité d’être "le dernier à décider" (souvent assumée par défaut).
  • La difficulté de décisions cruciales telles que l'arrêt des traitements ou la mise en place d’un ordre de ne pas réanimer (DNR).
  • Des facteurs influençant ces décisions :
    • Le soutien ou l’implication d’autres membres de la famille.
    • La connaissance des préférences du patient, souvent absentes ou incertaines.
    • La compréhension des implications médicales, souvent limitée chez les proches ayant rapporté un conflit décisionnel.

Malgré la charge émotionnelle, plusieurs proches ont exprimé un sentiment apaisé de leurs décisions après coup, notamment lorsqu’ils connaissaient les souhaits du patient.

Thème 2 : "L'héritage de la communication avec les soignants"

  • Les interactions avec les soignants ont laissé des impressions durables, avec des expériences variées :
    • Ceux qui ont rapporté un conflit décisionnel ont souvent perçu des messages contradictoires ou un manque de clarté sur le pronostic.
    • Les proches qui comprenaient les options de traitements et le pronostic n’ont pas rapporté de conflit décisionnel.
    • Tous les participants ont souligné l’importance de la franchise et de l’honnêteté des soignants. Une communication transparente a permis de réduire les incertitudes et de mieux comprendre les options.
  • La détresse des proches a parfois altéré leur capacité à comprendre ou à retenir les informations fournies.

Thème 3 : "Je souhaiterais qu'il y ait un guide"

  • Les proches ont exprimé un sentiment de désorientation après le décès, évoquant des défis tels que les difficultés financières (frais funéraires, perte des revenus du défunt) ; les symptômes physiques et les changements de comportements, comme l’insomnie, la fatigue, ou de mauvaises habitudes alimentaires ; la solitude et la perte de repères dans la vie quotidienne (parentalité, gestion des finances, etc.).
  • Plusieurs proches ont mentionné qu’ils auraient apprécié un « guide » ou des ressources claires pour les aider à appréhender cette période difficile du deuil.
Commentaires :

L'étude met en lumière des lacunes dans le soutien et la communication offerts aux proches dans des moments critiques. Elle souligne également l’importance de fournir des informations claires et adaptées sur le pronostic et les options de soins. En effet, elle insiste sur l’impact central de la communication sur l’expérience des proches. Les participants ont rappelé qu’une communication cohérente et honnête est essentielle, en particulier sur le pronostic et les modalités des traitements. De manière intéressante, les proches avec des conflits décisionnels ont rapporté un manque de soutien ou des messages incohérents, ce qui a exacerbé leur détresse et leur incertitude. Ceci a été montré également dans d’autres contextes (2), notamment de fin de vie (3). Les auteurs suggèrent qu’offrir des opportunités répétées pour poser des questions et clarifier les options thérapeutiques pourrait atténuer le stress et améliorer en même temps la prise de décision et l’expérience des proches (4).

L’étude souligne également le besoin de soutien psychologique. Les proches endeuillés font face à des besoins non satisfaits, à la fois émotionnels et matériels. L’étude confirme en effet que la gestion des émotions liées à des décisions difficiles peut entraîner des regrets ou un stress prolongé (5). Elle rappelle aussi que certains proches ont besoin d’un accompagnement face aux impacts financiers et à la réorganisation de leurs responsabilités. Les auteurs suggèrent qu’un suivi post-réanimation pourrait non seulement apporter un espace pour débriefer les décisions prises, mais aussi pour proposer aux familles des ressources pratiques et psychologiques.

Implications pour la pratique clinique aux Etats-Unis : Aux Etats-Unis, les soignants doivent prendre conscience de la charge que représente le rôle de décisionnaire pour les proches, particulièrement dans un contexte de conflit décisionnel. En anticipant les besoins des proches (explications accessibles, suivi après le décès), les soins centrés sur la famille pourraient être significativement améliorés.

Points forts :
  • Utilisation d’une méthodologie mixte robuste (quantitatif et qualitatif).
  • Données riches provenant d'entretiens approfondis.
  • Représentation de diverses origines ethniques et culturelles.
Points faibles :
  • Petit échantillon limité à un seul centre médical urbain.
  • Potentiel biais de rappel lié à la collecte des données un mois après les événements.
  • Sur-représentation des proches ayant opté pour l’arrêt des traitements.
Implications et conclusions :

En France, les décisions relatives à l'arrêt ou au maintien des traitements en réanimation relèvent principalement du médecin, conformément au cadre légal (notamment la loi Leonetti). Le médecin, après concertation collégiale et en tenant compte des souhaits éventuels du patient et de l’avis des proches, prend la responsabilité de la décision. À l’inverse, aux États-Unis, cette responsabilité incombe généralement aux proches désignés comme "surrogates". Ces derniers jouent un rôle central en représentant les valeurs et préférences présumées du patient, ce qui peut générer un poids émotionnel important, particulièrement en l’absence de directives anticipées claires.

Que les proches soient effectivement décisionnaires (États-Unis) ou simplement impliqués dans le processus décisionnel (France), ils nécessitent un meilleur soutien émotionnel et des ressources pratiques pendant et après la prise de décision en réanimation. En effet, en France (comme ailleurs), même si la décision est médicale, le proche peut avoir le sentiment d’avoir pris la décision (6). Une communication claire et honnête de la part des soignants est essentielle pour réduire les conflits décisionnels et améliorer l’expérience des proches (7). En France, une étude datant de 2004 (8) a révélé que la moitié des proches des patients en réanimation ne souhaitaient pas assumer la responsabilité des décisions médicales. Une actualisation de cette donnée serait pertinente. Dans l'intervalle, il est essentiel d'engager un dialogue avec les proches pour comprendre leur souhait concernant leur degré d'implication dans le processus décisionnel, et d'adapter autant que possible les pratiques à leurs attentes. Cela peut impliquer, en France, de savoir mobiliser activement les proches qui souhaitent s'investir ; tandis qu’aux États-Unis, cela peut signifier respecter la volonté de certains proches de ne pas porter le poids de la responsabilité décisionnelle. Il est essentiel que les proches ne subissent pas leur rôle, mais qu'ils en soient pleinement acteurs, en collaborant avec les soignants pour définir la place et les rôles qu'ils souhaitent assumer. De nouvelles approches, telles que des consultations interdisciplinaires ou des services dédiés au soutien des familles, pourraient prévenir ou réduire les impacts négatifs à long terme sur les proches.


Références cités dans les commentaires:

  1. O’Connor AM. User manual - Decisional Conflict Scale, 2010. Accessed February 1, 2021. https://decisionaid.ohri.ca/docs/ develop/User_Manuals/UM_decisional_conflict.pdf
  2. Azoulay E, Pochard F, Kentish-Barnes N, et al. Risk of post-traumatic stress symptoms in family members of intensive care unit patients. Am J Respir Crit Care Med. 2005 May 1;171(9):987-94. doi: 10.1164/rccm.200409-1295OC. Epub 2005 Jan 21. PMID: 15665319.
  3. Kentish-Barnes N, Chaize M, Seegers V, et al. Complicated grief after death of a relative in the intensive care unit. Eur Respir J. 2015 May;45(5):1341-52. doi: 10.1183/09031936.00160014. Epub 2015 Jan 22. PMID: 25614168.
  4. Kentish-Barnes N, Chevret S, Valade S, et al. A three-step support strategy for relatives of patients dying in the intensive care unit: a cluster randomised trial. Lancet. 2022 Feb 12;399(10325):656-664. doi: 10.1016/S0140-6736(21)02176-0. Epub 2022 Jan 19. PMID: 35065008.
  5. Miller JJ, Morris P, Files DC, Gower E, Young M. Decision conflict and regret among surrogate decision makers in the medical intensive care unit. J Crit Care. 2016 Apr;32:79-84. doi: 10.1016/j.jcrc.2015.11.023. Epub 2015 Dec 8. PMID: 26810482.
  6. Lind R. Sense of responsibility in ICU end-of-life decision-making: Relatives' experiences. Nurs Ethics. 2019 Feb;26(1):270-279. doi: 10.1177/0969733017703697. Epub 2017 Jun 7. PMID: 28587503.
  7. Giabicani M, Arditty L, Mamzer MF, et al. Team-family conflicts over end-of-life decisions in ICU: A survey of French physicians' beliefs. PLoS One. 2023 Apr 25;18(4):e0284756. doi: 10.1371/journal.pone.0284756. PMID: 37098023; PMCID: PMC10128920.
  8. Azoulay E, Pochard F, Chevret S, et al. Half the family members of intensive care unit patients do not want to share in the decision-making process: a study in 78 French intensive care units. Crit Care Med. 2004 Sep;32(9):1832-8. doi: 10.1097/01.ccm.0000139693.88931.59. PMID: 15343009.

CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Nancy Kentish-Barnes, Sociologue, Groupe de recherche Famiréa, Hôpital Saint Louis, APHP, Paris

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