Acquisition de BMR en réanimation : un effet « protecteur » de l’immunodépression ?

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Relationship between immunosuppression and intensive care unit-acquired colonization and infection related to multidrug-resistant bacteria: a prospective multicenter cohort study.

Kreitmann et al.

Intensive Care Med 2023;49(2):154-165

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Question évaluée

Les patients immunodéprimés sont-ils à risque accru de colonisation et/ou d’infection à bactéries multirésistantes (BMR) acquise(s) en réanimation par comparaison aux malades considérés comme immunocompétents ?

Type d’étude

Étude observationnelle multicentrique française conduite dans 8 réanimations de mai 2019 à janvier 2020.

Population étudiée

Tous les patients hospitalisés plus de 48 heures en réanimation, quel que soit leur statut immunitaire, et chez lesquels un dépistage de portage nasal et rectal de BMR a été réalisé à l’admission et au moins une fois au cours du séjour en réanimation étaient éligibles à une inclusion.

L’immunodépression était définie par un cancer solide (actif ou en rémission depuis moins de 5 ans), une hémopathie maligne active, une neutropénie (< 0,7 G/L pendant plus de 7 jours), une transplantation d’organe solide, une corticothérapie (≥ 10 mg/j d’équivalent prednisone pendant ≥ 28 jours), ou un autre traitement immunosuppresseur, une infection par le VIH (tous stades confondus) et un déficit immunitaire congénital.

Tous les services participants étaient exclusivement composés de chambres individuelles, appliquaient les précautions complémentaires « contact » pour les patients porteurs de BMR et des mesures d’isolement protecteur pour les patients neutropéniques.

Méthode

La colonisation par BMR était dépistée par écouvillonnage nasal et rectal à l’admission (premier prélèvement dans les 48 heures de l’admission), puis de façon hebdomadaire jusqu’à la sortie de réanimation ou J28. Seules les colonisations et infections acquises en réanimation ont été analysées (BMR non présente sur le premier prélèvement).

Le critère de jugement principal était la densité d’incidence d’un critère composite associant colonisations et/ou infections à BMR acquises en réanimation à J28 – ces densités d’incidence ont également été analysées séparément (critères de jugement secondaires). La comparaison entre les patients avec et sans immunodépression a pris en compte le risque compétitif de sortie de réanimation (vivant ou décédé). L’association entre le statut immunitaire et le risque de colonisation et/ou d’infection à BMR a été analysée dans le cadre d’un modèle de Cox ajusté sur les variables « baseline » (âge, sexe, Simplified Acute Physiology Score II, et hospitalisation en réanimation, colonisation/infection à BMR et/ou antibiothérapie dans les 3 mois précédent l’admission) et les variables temps-dépendantes (VM et exposition aux antibiotiques). L’impact d’une colonisation et/ou d’une infection à BMR (analysées comme variables temps-dépendantes) sur la durée de séjour en réanimation, la durée de VM et la mortalité à J28 a été étudié par d’autres modèles multivariés.

Résultats essentiels

Parmi les 750 patients inclus, 264 (35,2%) étaient immunodéprimés, principalement en raison d’un cancer solide (n = 148, 56,1%, néoplasies essentiellement pulmonaires et colorectales), d’une hémopathie maligne (n = 68, 25,8%, essentiellement lymphoïdes) ou d’un traitement au long cours par corticoïdes et/ou autres médicaments immunosuppresseurs (n = 66, 25,0%). Quinze patients (5,7%) étaient neutropéniques à l’admission.

Les deux groupes étaient comparables sur la fréquence d’une colonisation/infection à BMR dans les 3 mois précédant l’admission, les motifs d’admission (médicaux >90%), la fréquence et la durée d’exposition aux antibiotiques [95,8% versus 91,2% et 9 (5-13) versus 8 (5-12) jours chez les patients avec et sans immunodépression] et aux dispositifs invasifs au cours du séjour.

Les densités d’incidence d’une colonisation et/ou d’une infection à BMR acquise(s) en réanimation chez patients sans et avec immunodépression étaient respectivement de 27,3 et 20,8 événements pour 1000 jours-patient. Le délai entre l’admission et le premier événement (colonisation ou infection) était de 7 (4-11) jours, sans différence entre les groupes.

Les entérobactéries résistantes aux C3G étaient les BMR les plus fréquemment impliquées (~74%), suivies par les entérobactéries résistantes aux carbapénèmes, les SARM et les souches MR de P. aeruginosa, là encore sans différence significative entre les groupes. Les pneumonies acquises sous VM étaient les infections les plus fréquentes.

L’immunodépression était indépendamment associée à une moindre incidence de colonisation et/ou d’infection à BMR [rapport des densités d’incidence après ajustement, 0,68; intervalle de confiance (IC) à 95%, 0,52-0,91]. Lorsque les deux événements ont été analysés séparément, cet effet « protecteur » a été retrouvé pour la colonisation (0,62, IC95% 0,45-0,86) mais pas de façon significative pour les infections (0,66, IC95% 0,38-1,11). L’incidence cumulée à J28 de la colonisation et/ou des infections à BMR était significativement moindre chez les patients immunodéprimés (rapport de risque cause-spécifique après ajustement 0,63 IC95%, 0,45-0,86), y compris lorsque les deux événements étaient analysés séparément (colonisation 0,57, IC95% 0,40-0,79; infection 0,55, IC95% 0,30-0,97). Il n’a pas été observé d’impact indépendant de la colonisation et/ou des infections à BMR sur la durée de séjour en réanimation, la durée de VM ou la mortalité globale.

Commentaires

Dans ce travail, une immunodépression était indépendamment associée à une réduction de l’incidence cumulée à J28 des colonisations et des infections à BMR acquises en réanimation en dépit d’une durée de séjour, d’une exposition aux dispositifs invasifs (reflet de la charge en soins et donc du risque de transmission croisée) et d’une exposition aux antibiotiques similaires à celles des patients immunocompétents. La réduction du risque d’infection semblait essentiellement résulter de celle du risque de colonisation, condition nécessaire au processus infectieux (1) – le premier événement impliquant une BMR était en effet une colonisation dans environ 80% des cas.

Ces résultats divergent de ceux de plusieurs études observationnelles multicentriques ayant rapporté un risque accru de colonisation et/ou d’infection à BMR chez les patients immunodéprimés (2-4). Cette discordance est possiblement liée à un ajustement plus précis sur les variables de confusion. Elle peut également résulter d’une meilleure application des mesures d’isolement. La pression de colonisation, facteur de risque démontré d’acquisition de BMR en réanimation (5), semblait par ailleurs relativement faible, avec environ 10% de patients porteurs à l’admission.

L’effet « protecteur » de l’immunodépression était essentiellement attribuable à la mise en place de mesures d’isolement spécifiques chez les patients d’oncohématologie et/ou neutropéniques : dans ce sous-groupe, la densité d’incidence des colonisations et/ou infections étaient de 14,8 (8,9-24,6) épisodes pour 1000 jours-patients alors qu’elle était de 24,2 (18,2-32,1) pour les patients avec d’autres formes d’immunodépression (données exposées dans le supplément on-line), donc très proche de celle observée chez les patients non immunodéprimés [27,3 (23,5-31,6)].

Points forts
  • Étude prospective multicentrique
  • Homogénéité des centres sur les pratiques d’isolement
  • Design et méthodologie statistique adaptés à la question posée
  • Prise en compte des variables de confusion (antibiothérapie, exposition aux dispositifs invasifs, risque compétitif de sortie de réanimation)
Points faibles
  • Proportion importante de patients admis sur la période d’étude non-inclus en raison de la non-réalisation de prélèvements d’hygiène à l’admission (n = 609) et/ou au cours du séjour (n = 581) – la distribution (immunodéprimés versus immunocompétents) de ces patients non-inclus n’était pas précisée.
  • Groupe « patients immunodéprimés » très hétérogène en termes de profils d’immunodépression et donc, possiblement, de caractéristiques à risque de BMR – absence d’analyse comparative en sous-groupes (notamment onco-hématologie et/ou neutropénie versus autres immunosuppressions).
Implications et conclusions

Par comparaison aux patients sans déficit immunitaire documenté, les patients immunodéprimés inclus dans cette étude présentaient un plus faible risque d’acquisition d’une colonisation ou d’une infection à BMR au cours de leur séjour en réanimation. Les mesures d’isolement protecteur semblent contribuer à réduire le risque d’acquisition de BMR.  

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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Piotr Szychowiak et François Barbier, Médecine Intensive Réanimation, Centre Hospitalier Universitaire d’Orléans, Orléans, France

Les auteurs ne déclarent pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions aux auteurs (francois.barbier@chr-orleans.fr) et à la CERC.

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CERC

G. LABRO (Secrétaire)
S. BOURCIER
A. BRUYNEEL
C. DUPUIS
S. GENDREAU
S. GOURSAUD
G. FOSSAT
N. HIMER
T. KAMEL
O. LESIEUR
A. ROUZÉ
V. ZINZONI

 

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RÉFÉRENCES

  • Timsit JF, Bassetti M, Cremer O et al. Rationalizing antimicrobial therapy in the ICU: a narrative review. Intensive Care Med 2019;45(2):172-189
  • Moreau A-S, Martin-Loeches I, Povoa P et al. Impact of immunosuppression on incidence, aetiology and outcome of ventilator-associated lower respiratory tract infections. Eur Respir J 2018;51(3):1701656
  • Bhorade SM, Christenson J, Pohlman AS et al (1999) The incidence of and clinical variables associated with vancomycin-resistant enterococcal colonization in mechanically ventilated patients. Chest 1999;115:1085-1091
  • Patel SJ, Oliveira AP, Zhou JJ et al. Risk factors and outcomes of infections caused by extremely drug-resistant gram-negative bacilli in patients hospitalized in intensive care units. Am J Infect Control 2014;42:626-631
  • Masse J, Elkalioubie A, Blazejewski C et al. Colonization pressure as a risk factor of ICU-acquired multidrug resistant bacteria: a prospective observational study. Eur J Clin Microbiol Infect Dis 2017;36(5):797-80