La buprénorphine pourrait-elle remplacer la naloxone dans le traitement de la dépression respiratoire induite par un surdosage en opioïde ?

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Article Critical Care
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Buprenorphine to reverse respiratory depression from methadone overdose in opioid-dependent patients: a prospective randomized trial
Nasim Zamani, Nicholas A Buckley, Hossein Hassanian-Moghaddam.

Crit Care. 2020 Feb 7;24(1):44.

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Question évaluée

Peut-on reverser la dépression respiratoire induite par un opioïde en utilisant la buprénorphine ? 

Type de l’étude

Monocentrique. Prospective. Randomisée en bras parallèles.

Population étudiée

Ont été inclus dans cette études les patients > 15 ans sans antécédent cardiovasculaire i) ayant un trouble de l’usage des opioïdes ; ii) présentant un toxidrome opioïde avec une dépression respiratoire, à savoir une cyanose ou une saturation pulsée en oxygène inférieure à 90% ET une fréquence respiratoire < 12 cycles par minute ; iii) ayant un dépistage urinaire de méthadone positif en l’absence de dépistage d’autres médicaments ou drogues sur un screening toxicologique sanguin et urinaire large.

Les patients ayant reçu un premier bolus de naloxone suivi d’une récidive de la dépression respiratoire étaient inclus. Les patients ayant une pneumonie d’inhalation ou ayant été intubés précocement étaient exclus.

Méthode

Randomisation au lit du patient en 3 groupes (1:1:1). Un premier groupe recevait de la naloxone en bolus par voie intraveineuse selon un protocole préétabli. Un relai par naloxone intraveineuse au pousse-seringue électrique (IVSE) à une dose horaire des deux tiers de celle du bolus ayant permis la réversion de la dépression respiratoire était ensuite administrée. Les deux autres groupes recevaient, respectivement, un bolus unique de bupénorphine de 10 et 15 µg/kg. Les patients étaient suivis 24 heures après l’administration d’un des trois traitements. Le critère de jugement principal était la réponse initiale au traitement, partielle si le traitement permettait une augmentation de la fréquence respiratoire et de la saturation pulsée en oxygène > 90% ; complète s’il s’y associait un retour un à un niveau de conscience normal. L’échec du traitement était la nécessité d’une intubation orotrachéale malgré l’administration d’un des trois traitements.

Résultats essentiels

Au total, 81 patients ont été analysés (27 dans chaque groupe – seuls 10 patients avaient au final un dépistage de méthadone urinaire positif).

Critère de jugement principal

La majorité des patients avait une réponse initiale complète au traitement mais plus fréquemment dans le groupe buprénorphine versus naloxone (93% versus 48%; p<0.0001).

Critères de jugement secondaire
  • La récidive d’une dépression respiratoire était moins fréquente dans le groupe buprénorphine versus naloxone (p<0.05).
  • La survenue d’un syndrome de sevrage en opioïde était moins fréquente dans le groupe buprénorphine versus naloxone (11% versus 56%; p<0.0001).
  • La nécessité d’une intubation était moins fréquente dans le groupe buprénorphine versus naloxone (9% versus 30% ; p<0.05).
  • Le développement d’un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA) était moins fréquent dans le groupe buprénorphine versus naloxone (0% versus 15% ; p<0.05) alors que le nombre de pneumonie d’inhalation n’était pas différent entre les groupes (p=0.41).
  • Trois patients sont décédés et un patient est sorti avec des séquelles neurologiques post-hypoxiques dans le groupe naloxone ; aucun dans le groupe buprénorphine (p<0.01).
Commentaires

La naloxone (antagoniste de tous les récepteurs opioïdes) est utilisée en pratique courante pour reverser la dépression respiratoire induite par les opioïdes. Cependant, son utilisation expose à deux risques. Le premier est la survenue d’un syndrome de sevrage si les doses utilisées sont trop élevées. Le second est une récidive précoce de la dépression respiratoire si le bolus initial n’est pas suivi d’une administration en IVSE, compte tenu de la demi-vie pharmacodynamique courte de la naloxone (~1 heure) par rapport aux autres opioïdes (plusieurs heures)1.

Plusieurs case reports ont suggéré que la buprénorphine, un agoniste partiel des récepteurs opioïdes mu, aux effets dépresseurs respiratoires plafonnés et dont la demi-vie pharmacodynamique est plus longue que celle de la naloxone (24 à 48 heures), pourrait être intéressant pour reverser la dépression respiratoire induite par les opioïdes tout en évitant les écueils de la naloxone1,2.

Ces résultats sont à première vue en faveur de l’utilisation de la buprénorphine pour reverser le toxidrome opioïde induit par une surconsommation de méthadone : la réversion complète des troubles de la conscience et de la dépression respiratoire était plus fréquente dans le groupe buprénorphine tout en diminuant le nombre d’épisodes de sevrage et même le nombre d’intubation, de SDRA et de décès.

Néanmoins ces résultats sont à modérer :

  1. Design : Cet essai n’était pas réalisé en aveugle, la randomisation n’était pas informatisée mais réalisée par tirage au sort de « pochettes » au lit du patient et l’effectif de patient était faible.
  2. Critère de jugement principal : Celui-ci était à la fois la réversion de la dépression respiratoire et le réveil complet du patient. Ce critère est en réalité incorrect puisque seule la réversion de la dépression respiratoire est le critère usuel et consensuel pour juger de l’efficacité de la naloxone chez un patient intoxiqué par opioïde1. Ainsi la naloxone pouvait être considérée comme « surdosée », expliquant de fait la survenue plus fréquente d’un syndrome de sevrage dans ce groupe. Si on agrégeait les réponses partielles (réversion de la dépression respiratoire sans restauration complète d’un état de conscience normal) et complètes, le taux de réponse dans le groupe naloxone serait de 96% versus 98% dans le groupe buprénorphine.
  3. Population de patients inclus : Le score de Glasgow moyen à l’inclusion était entre 13 et 14 selon les groupes. La fréquence respiratoire moyenne à l’inclusion était entre 12 et 15 selon les groupes alors que la définition de la dépression respiratoire au cours d’une intoxication par opioïde est définie par une fréquence respiratoire < 12/min4. Ces éléments suggèrent que les patients étaient modérément intoxiqués et que probablement la plupart n’aurait pas nécessité de réversion par un antidote du syndrome opioïde.
  4. Analyse statistique : Les comparaisons étaient réalisées entre le groupe naloxone (27 patients) et le groupe buprénorphine (les deux doses, soit 54 patients) biaisant forcément l’analyse statistique. Une analyse utilisant des comparaisons multiples en séparant les deux groupes buprénorphine n’aurait probablement pas montré un tel effet de la buprénorphine.
  5. Complications : On trouvait dans le groupe naloxone une fréquence élevée de complications (intubation 30%, SDRA 15%, décès 11%) par rapport au groupe buprénorphine. Ces résultats n’étaient pas en accord avec la littérature. En effet, dans une récente cohorte de 1831 patients intoxiqué par opioïdes et traités par naloxone les taux d’intubation, de SDRA et de décès étaient respectivement de 8.8%, 1,2% et 2%3. Un premier élément qui explique ces différences est que les auteurs sont partis du principe que les patients étaient tous intoxiqués par la méthadone. Or certains opioïdes comme l’héroïne peuvent spécifiquement entrainer des SDRAs4 et d’autres comme le tramadol peuvent également entrainer un syndrome sérotoninergique5 (un patient décédé était en défaillance multi-viscérale). Un second élément est que le screening toxicologique et urinaire permettant, selon les auteurs, de conclure à une mono-intoxication, était ciblé : on ne pouvait donc exclure la prise d’autres toxiques. Enfin, il a en effet été rapporté que des SDRAs semblaient survenir chez les patients ayant reçu une dose initiale de naloxone > 0.4 mg ou totale > 4.6 mg sachant que la première dose en bolus recommandée est de 0.04 mg3. Or, comme nous l’avons vu, une majorité des patients traités par naloxone étaient probablement surdosés. Le mécanisme par lequel la naloxone entrainerait un SDRA est mal connu mais proviendrait d’un orage sympathique entrainé par la levée de l’apnée voire probablement aussi dans les suites d’un sevrage6.
Points forts
  • Essai thérapeutique randomisé en toxicologie
  • Approche innovante
Points faibles
  • Méthodologie biaisée et effectifs faibles
  • Critère principal de jugement incorrect
  • Probable surdosage en naloxone dans le groupe traité
  • Monocentrique
Implications et conclusions

Ces résultats ne doivent pas remettre en cause notre pratique clinique actuelle et seule la naloxone doit être utilisée selon les recommandations (titration progressive) pour reverser la dépression respiratoire des patients intoxiqués par opioïdes.

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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par le Dr Dominique VODOVAR (Centre Antipoison de Paris, Hôpital Fernand Widal, 75010, Paris) et le Pr Bruno MEGARBANE (Médecine intensive et réanimation, Hôpital Lariboisière, 75010, Paris) pour la Commission de la Recherche Translationnnelle.

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cette REACTU.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.
Envoyez vos commentaires/réactions aux auteurs (bruno.megarbane@aphp.fr ; dominique.vodovar@aphp.fr) à la CERC.

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Références

  1. Boyer EW. N Engl J Med. Management of opioid analgesic overdose. 2012 Jul 12;367(2):146-55.
  2. [Cowan A. Buprenorphine: new pharmacological aspects. Int J Clin Pract Suppl. 2003
  3. Farkas A, Lynch MJ, Westover R, Giles J, Siripong N, Nalatwad A, Pizon AF, Martin-Gill C. Pulmonary Complications of Opioid Overdose Treated With Naloxone. Ann Emerg Med. 2020 Jan;75(1):39-48.
  4. Sternbach G. William Osler: narcotic-induced pulmonary edema. J Emerg Med. 1983;1(2):165-7.
  5. Shadnia S, Soltaninejad K, Heydari K, Sasanian G, Abdollahi M. Tramadol intoxication: a review of 114 cases. Hum Exp Toxicol. 2008 Mar;27(3):201-5.
  6. Dahan A, Aarts L, Smith TW. Incidence, reversal, and prevention of opioid-induced respiratory depression. J Am Soc Anesthesiol. 2010;112(1):226–238.
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CERC

JB. LASCARROU (Secrétaire)
K. BACHOUMAS
SD. BARBAR
G. DECORMEILLE
N. HEMING
B. HERMANN
G. JACQ
T. KAMEL
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L. OUANES-BESBES
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