COVID-19 et héparinothérapie : vers une médecine personnalisée ?

12/01/2024
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Goligher EC, Lawler PR, Jensen TP, et al; REMAP-CAP, ATTACC, and ACTIV-4a Investigators.

Heterogeneous treatment effects of therapeutic-dose heparin in patients hospitalized for COVID-19.

JAMA. Published online March 21, 2023. doi:10.1001/jama.2023.3651

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Question évaluée

Alors que l’héparine à dose curative améliore le pronostic des patients COVID-19 peu sévères, des doses intermédiaire ou curative pourraient aggraver le pronostic des patients hospitalisés en réanimation.

L’objectif de l’étude était d’estimer l'hétérogénéité de l'effet du traitement (HET) par héparine à dose curative chez des patients hospitalisés pour COVID-19.

Type d’étude

Analyse exploratoire post-hoc d'essais randomisés contrôlés adaptatifs multiplateformes (ATTACC, ACTIV-4a, REMAP-CAP) comparant l'héparine à dose curative à la thromboprophylaxie standard chez des patients hospitalisés pour COVID-19

Méthode
Critères de jugement
  • Nombre de jours sans support d'organes, évalué sur une échelle ordinale intégrant la mortalité hospitalière (côtée -1) et le nombre de jours sans support hémodynamique ou ventilatoire jusqu'à J21 pour ceux qui ont survécu à la sortie de l'hôpital
  • Et la survie à l'hôpital

Trois types d’analyses ont été réalisés

  • Sous-groupes
  • Basée sur le risque (risk-based analysis)
  • Basée sur l’effet (effect-based analysis
Résultats essentiels

Dans la population globale (3320 patients), le nombre médian de jours sans support d’organes était de 22 jours (IQR 8-22 jours) et la mortalité hospitalière de 17,3%.

Chez les patients avec un COVID-19 modéré (n=2218), le nombre médian de jours sans support d’organes était de 22 jours (IQR 22-22 jours) et la mortalité hospitalière de 7,8%.

Chez les patients avec un COVID-19 sévère (n=1102), le nombre médian de jours sans support d’organes était de 3 jours (IQR -1 à 16 jours) et la mortalité hospitalière de 36,5%.

Dans la population globale, l’héparine à dose curative n’était pas associée à une augmentation du nombre de jours sans support d’organes (valeur médiane de la distribution postérieure de l'OR 1,05 ; IC95 % 0,91-1,22).

Dans les analyses de sous-groupes conventionnelles 

L'effet de l'héparine à dose thérapeutique sur les jours sans support d'organe différait :

  • Entre les COVID-19 modérés et sévères (OR médian 1,29 vs 0,85; probabilité postérieure de différence d'OR 99,8 %),
  • Entre les femmes et hommes (OR médian 0,87 vs 1,16 ; probabilité postérieure de différence d’OR 96,4 %),
  • Et entre les patients ayant un IMC <30 et IMC ≥30 ; probabilité postérieure de différence d’OR >90 %).

Des résultats similaires étaient retrouvés pour la mortalité concernant la sévérité (COVID-19 modéré/sévère), l’IMC et la nécessité d’un support ventilatoire initial, mais pas pour le genre.

Dans l'analyse basée sur le risque :

Les patients présentant le risque le plus faible d’évolution défavorable avaient la plus forte propension à bénéficier de l'héparine (décile de risque le plus faible : probabilité postérieure d'OR > 1, 92 %), tandis que ceux présentant le risque le plus élevé étaient les plus susceptibles de pâtir d’une héparinothérapie curative (décile de risque le plus élevé : probabilité a posteriori de OR <1, 87%).

Dans l'analyse basée sur l’effet :

Un sous-ensemble de patients chez lesquels l’héparine à dose curative avait une plus forte probabilité d’avoir un effet délétère (p=0,05 pour la différence d'effet du traitement) avaient tendance à avoir un IMC élevé et étaient plus susceptibles de nécessiter un support d’organes à l’admission.

Commentaires 

L’effet d’un traitement au sein d’une population peut varier en fonction de caractéristiques des patients (comorbidités, sévérité de l’infection, susceptibilité aux anticoagulants…).

L’analyse de sous-groupes permet d’estimer l’effet moyen conditionnel d’un traitement, mais possède de nombreuses limites.

D’autres méthodes, plus complexes, ont donc été développées pour estimer plus précisément l’effet de traitements dans des sous-groupes :

  • Analyse basée sur le risque : les différences d’effet du traitement sont évaluées en fonction du risque d’évolution défavorable : les patients étaient classés en déciles de risque, en fonction du risque calculé à partir de variables prédéfinies intégrées dans un modèle complexe [1].
  • Analyse basée sur l’effet : les différences d’effet sont évaluées en fonction de l’effet prédit du traitement, en différence absolue du taux de survie [2].

D’autres éléments essentiels sont aussi à prendre en compte [3].

L’immunothrombose - définie par les interactions entre l'immunité innée et l’hémostase – constitue un maillon de défense de l’hôte contre le pathogène. Cependant, si l’immunothrombose est dérégulée, comme au cours du choc septique ou de la COVID-19 grave, elle contribue au risque de complications thrombotiques. De nombreux essais cliniques ont inclus des patients atteints de COVID-19 de gravité variable, correspondant à différents stades d’activation de l’immunothrombose et différents phénotypes respiratoires.

Au fil de la pandémie, nous avons assisté à une évolution génétique des souches virales, mais également à de nombreux changements dans la prise en charge des patients, certains de ces traitements interagissant avec l'hémostase (corticoïdes, immunomodulateurs). L’incidence des évènements thrombotiques a ainsi considérablement diminué après la 1ère vague et leur profil pro-inflammatoire et procoagulant a régressé avec les corticoïdes [4, 5]. Enfin, l’utilisation de l'anticoagulation « préventive renforcée » s'est répandue rapidement, conformément à plusieurs recommandations disponibles dès la fin de la 1ère vague, malgré leur faible niveau de preuve.

Ces changements ont rendu difficile la comparaison des essais menés lors de différentes vagues. Il est donc intéressant de noter que les 3 essais randomisés contrôlés de l’analyse post-hoc ont inclus des patients entre avril et décembre 2020, avec 79% d’entre eux qui recevaient des corticoïdes et 1,8% du Tocilizumab, 26% étaient sous ventilation invasive, 33% sous oxygénothérapie à haut débit, et 40% sous VNI. Même si le critère de jugement principal (nombre de jours sans défaillances d’organes à J21) ne différait pas entre les deux groupes, il y avait 2 fois moins de complications thrombotiques graves dans groupe curatif vs prophylaxie (5 vs 10%). Enfin, 73% des patients ont été inclus au Royaume-Uni, où les recommandations en terme de thromboprophylaxie ont changé pendant la période d’inclusion. La majorité des patients du groupe « préventif » a donc reçu une anticoagulation « préventive renforcée », ce qui a pu minimiser la différence attendue en termes de complications thrombotiques.

L’objet de ce commentaire n’est pas de remettre en question les résultats solides de ces grands essais cliniques, mais de comprendre pourquoi l’effet d’un traitement peut différer de celui attendu. Alors que ces études ont été construites sur la base d’une incidence élevée de complications thrombotiques, il n’est pas surprenant qu’elles soient négatives lorsque l’incidence de l’évènement est considérablement réduite.

Points forts 
  • Utilisation de 3 méthodes, concordantes.
  • Large cohorte, essais multiplateformes.
Points faibles 
  • Analyse post-hoc
  • Comparabilité des patients
  • La validité des résultats de l’étude serait renforcée s’il y avait des mécanismes clairs sous-tendant les différences observées. Ainsi l’explication proposée, mais non démontrée, pour expliquer l’effet délétère de l’héparine curative chez le patient obèse est la difficulté d’adaptation posologique du traitement. De même, l’héparine ne pourrait avoir d’effet bénéfique – antithrombotique – qu’avant que les défaillances d’organes ne soient constituées.
Implications et conclusions 

Parmi les patients hospitalisés pour COVID-19, l'effet de l'héparine à dose curative était donc hétérogène. Avec 3 approches d'évaluation de l'HET, cette étude post-hoc confirme que l’effet de l’héparine à dose curative dépend du risque d’évolution défavorable au moment de l’admission, de la sévérité à l’admission et de l’IMC. Les patients les moins sévères sont les plus enclins à bénéficier d’une héparinothérapie curative, tandis que les patients les plus sévères (support d’organes / réanimation) n’en bénéficient pas. L’effet du traitement est donc probablement à prendre en compte dans le design de nouveaux essais cliniques.

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RÉFÉRENCES

  • Kent DM, Rothwell PM, Ioannidis JP, Altman DG, Hayward RA, (2010) Assessing and reporting heterogeneity in treatment effects in clinical trials: a proposal. Trials 11: 85 DOI 10.1186/1745-6215-11-85
  • Wager S, Athey S, (2018) Estimation and Inference of Heterogeneous Treatment Effects using Random Forests. Journal of the American Statistical Association 113: 1228-1242 DOI
  • Helms J, Poissy J, Dequin PF, Timsit JF, (2023) Treatment of immunothrombosis dysregulation: high-dose corticosteroids is not the good option. Ann Intensive Care 13: 58 DOI 10.1186/s13613-023-01158-1
  • Gabarre P, Urbina T, Cunat S, Merdji H, Bonny V, Lavillegrand JR, Raia L, Bige N, Baudel JL, Maury E, Guidet B, Helms J, Ait-Oufella H, (2023) Impact of corticosteroids on the procoagulant profile of critically ill COVID-19 patients: a before-after study. Minerva Anestesiol 89: 48-55 DOI 10.23736/S0375-9393.22.16640-X
  • Helms J, Tacquard C, Severac F, Leonard-Lorant I, Ohana M, Delabranche X, Merdji H, Clere-Jehl R, Schenck M, Fagot Gandet F, Fafi-Kremer S, Castelain V, Schneider F, Grunebaum L, Anglés-Cano E, Sattler L, Mertes PM, Meziani F, (2020) High risk of thrombosis in patients with severe SARS-CoV-2 infection: a multicenter prospective cohort study. Intensive Care Med 46: 1089-1098 DOI 10.1007/s00134-020-06062-x
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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Julie Helms, Médecine Intensive-Réanimation, CHU de Strasbourg, France. 

L'autrice ne déclare pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de l'autrice, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions à l'autrice (Julie.helms@chru-strasbourg.fr) et à la CERC.

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CERC

G. LABRO (Secrétaire)
S. BOURCIER
A. BRUYNEEL
C. DUPUIS
S. GENDREAU
S. GOURSAUD
G. FOSSAT
N. HIMER
T. KAMEL
O. LESIEUR
A. ROUZÉ
V. ZINZONI