Patients septiques et corticoïdes : ça matche grâce à l’IA

16/06/2022
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Article JAMA
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Assessment of Machine Learning to Estimate the Individual Treatment Effect of Corticosteroids in Septic Shock
R. Pirracchio, A. Hubbard, C.L. Sprung, et al.
JAMA Network Open. 2020;3(12):e2029050. doi:10.1001/jamanetworkopen.2020.29050

Texte

Introduction

Les essais cliniques étudient habituellement l'effet « moyen » d’un traitement dans une population sélectionnée. La transposition de ces résultats dans la pratique clinique correspond donc soit au recours systématique au traitement, si les résultats de l’étude sont « positifs », soit à sa non utilisation s’ils sont « négatifs ».

Cependant, les caractéristiques propres à chaque patient conduisent à une hétérogénéité de la réponse à un traitement (1). L'identification des facteurs à l’origine de cette variabilité permet ainsi d’envisager la prescription d’un traitement de manière individualisée pour chaque patient.

Cette approche pourrait s’avérer particulièrement utile afin de guider l’administration des corticoïdes dans le choc septique, compte-tenu des résultats contrastés obtenus par les essais cliniques sur ce sujet.

Question évaluée

La prescription individualisée de la corticothérapie guidée par un algorithme de machine learning est-elle supérieure aux stratégies "traiter tout le monde ou ne pas traiter" chez les adultes en choc septique ?

Type d’étude

Étude rétrospective multicentrique basée sur les données de cinq essais contrôlés randomisés.

Population étudiée

Patients adultes hospitalisés en réanimation pour un choc septique et inclus dans un des cinq essais contrôlés randomisés retenus qui comparaient l’hydrocortisone seule ou en association avec la fludrocortisone pendant 7 jours versus un placebo ou les soins usuels.

Méthodes

Le critère de jugement principal était la mortalité à J90 de l’entrée en réanimation.

Dans un premier temps, les données de patients provenant de quatre essais contrôlés randomisés sur cinq ont été exploitées pour modéliser l'effet individuel du traitement à l'aide d’une approche appelée « Super Learner ».

Le Super Learner est un algorithme de machine learning permettant de créer un modèle de prédiction d’évènements en combinant plusieurs méthodes « classiques » (2), telles que la régression logistique ou les modèles linéaires généralisés. Le Super Learner est ainsi sensé tirer bénéfice des meilleures performances de chaque modèle « classique » pour aboutir à un modèle de prédiction final plus précis.

Les données d'un 5ème essai randomisé ont ensuite été utilisées afin de valider le modèle ainsi obtenu.

Plusieurs stratégies ont été étudiées :

  1. Traiter tous les patients versus ne traiter personne
  2. Traiter en fonction de la gravité initiale estimée par le SAPS II
  3. Traiter en fonction des résultats d’un modèle individuel optimal de réponse au traitement, déterminé par le Super Learner prenant en compte des données liées au patients et à l’infection (âge, sexe, gravité, site de l’infection, pathogène, …)

Les paramètres estimés par les auteurs étaient le risque relatif (RR) et/ou la réduction absolue du risque (RAR) de décès plus ou moins pondéré par le risque associé aux effets secondaires.

Dans chacun de ces scénarios, les auteurs ont en outre estimé le rapport bénéfice / risque, via le calcul du bénéfice net, reflétant l’intérêt de la stratégie de traitement selon l’importance des effets secondaires imputables à la corticothérapie. Ils ont ainsi évalué si le rapport bénéfice / risque restait favorable, que les effets adverses présumés soient importants ou non.

Dans cette étude, l’importance des effets secondaires est quantifiée par le Number Willing to Treat (NWT), soit le nombre de patients que l’on accepte de traiter (donc d’exposer aux effets secondaires) pour chaque décès que le traitement permet d’éviter.

Résultats essentiels
Cohorte de développement

Au total, 2548 patients étaient inclus dans la cohorte de développement, 1009 recevant de l’hydrocortisone et de l’hydrocortisone, 515 de l’hydrocortisone seule et 1024 un placebo ou aucun traitement.

Stratégie « traiter tous vs aucun » : On retrouvait une diminution du risque relatif de décès à 90 jours chez les patients traités par corticoïdes par rapport au groupe contrôle (RR 0,89; IC95% 0,83-0,96; p=0,004; RAR 5,11%; IC95% 1,50-8,72). Le bénéfice net de cette stratégie était positif lorsque le NWT était supérieur à 25 (c'est-à-dire si on considère le traitement peu nocif) mais pas si le NWT était inférieur à 25 (hypothèse où le traitement génère des effets secondaires considérés comme importants).

Stratégie « traiter selon la gravité initiale » : Dans cette analyse, la RAR moyenne estimée était de 5,85% (IC95% 5,73-5,97) pour la mortalité à J90. Cette stratégie était associée à un bénéfice net positif et supérieur à celui de la stratégie « traiter tous vs aucun », quel que soit le NWT considéré.

Stratégie « traiter selon la prédiction individuelle de réponse au traitement » : Dans ce scénario, la RAR moyenne était estimée à 2,90% (IC95 % 2,79-3,01) pour la mortalité à J90. Cette approche était associée à un bénéfice net supérieur à celui des stratégies « traiter tous vs aucun » et « traiter selon la gravité initiale », quel que soit le NWT considéré.  

Cohorte de validation

La cohorte de validation comportait 75 patients, 39 traités par hydrocortisone et 39 recevant un placebo.

La stratégie « traiter selon la prédiction individuelle de réponse au traitement » y était associée à un bénéfice net positif lorsque le NWT était supérieur à 25, et nul en cas de NWT inférieur à 25.

Commentaires

Cette étude met en lumière l’intérêt d’une stratégie de traitement individualisée, basée sur l’identification d’un profil de patients répondeurs à la corticothérapie.

Une des originalités de l’étude réside dans la mise en balance du bénéfice sur la mortalité avec la fréquence et la sévérité des effets secondaires du traitement.

Les résultats de l’analyse menée par les auteurs peuvent ainsi être interprétés de la manière suivante :

  • La stratégie « traiter tous vs aucun » conduit à traiter « à tort » des patients qui auraient de toutes façons survécu sans appliquer le traitement. Le rapport bénéfice / risque de cette approche non-individualisée devient par conséquent défavorable dans l’hypothèse d’effets secondaires importants du traitement.
  • La stratégie « traiter selon la gravité initiale » conduit à ne traiter qu’un sous-groupe de patients avec une probabilité élevée de décès en l’absence de traitement. Ceci explique un effet important sur la réduction de mortalité, tout en minimisant le risque que certains patients soient traités « à tort » alors qu’ils auraient survécu en l’absence de traitement. Cette stratégie est par conséquent associée à un rapport bénéfice/risque favorable et supérieur à celui de la stratégie « traiter tous vs aucun », quelle que soit l’importance des effets secondaires.
  • La stratégie « traiter selon la prédiction individuelle de réponse au traitement » permet de traiter spécifiquement des patients de phénotype « répondeurs », qui décèderaient en l’absence de traitement et survivraient s’ils étaient traités. On observe en contrepartie une moindre sensibilité que les stratégies précédentes, moins sélectives, pour détecter ces patients « répondeurs ». Ceci explique un effet moindre sur la mortalité à l’échelle de la cohorte entière, avec néanmoins peu voire pas de patients subissant les effets secondaires du traitement appliqué « à tort ». Ainsi, les auteurs montrent qu’une stratégie individualisée est associée à la meilleure balance bénéfice/risque, et ce quelle que soit le nombre de patients que l’on accepterait de traiter afin d’éviter 1 décès.

Cette stratégie individualisée, fondée sur l’hypothèse d’hétérogénéité de la réponse au traitement, tient notamment compte du fait que deux patients distincts ne répondront pas de la même manière au traitement étudié (1).

Ainsi, certains auteurs ont suggéré que le bénéfice attendu du traitement est censé être maximal chez les patients dont le risque de décès est le plus élevé (3). Dans cette optique, la stratégie de traitement individualisée se fonde avant tout sur des critères de sévérité à l’admission, permettant d’appliquer le traitement aux patients les plus graves, avec un bénéfice attendu important. A contrario, on évite alors de traiter les patients peu graves, chez qui le traitement pourrait avoir un effet nul voire délétère. Les résultats de la présente étude semblent confirmer l’intérêt de cette stratégie, en montrant un rapport bénéfice/risque supérieur à celui d’une stratégie « traiter tous vs aucun ».

D’autres équipes ont par ailleurs montré l’intérêt d’une personnalisation du traitement guidée par l’identification d’un profil de patients répondeurs (4). Ce concept a notamment été appliqué en réanimation dans une analyse post-hoc de l’étude FACTT, dans laquelle les auteurs identifiaient deux phénotypes distincts de SDRA : un phénotype hyper-inflammatoire, dans lequel une stratégie de remplissage restrictive s’avérait bénéfique, par opposition au phénotype pauci-inflammatoire, dans lequel le remplissage restrictif s’avérait délétère (5). La co-existence de ces phénotypes au sein de chaque bras de traitement permettait d’après les auteurs d’expliquer les résultats négatifs de l’étude lors de l’analyse initiale.

L’étude publiée par Pirracchio et al. suggère de manière intéressante que cette dernière stratégie, consistant à traiter les patients dotés d’un phénotype « répondeur », semble non-seulement s’avérer supérieure à la stratégie « traiter tous vs aucun », mais également à une stratégie personnalisée guidée par la sévérité.

A noter que l’identification du profil « répondeur » repose ici sur un modèle individuel optimal doté d’une précision élevée au prix d’une relative complexité. Cette approche se distingue notamment de celle des travaux réalisés dans le SDRA, qui cherchaient à isoler un nombre restreint de variables prédictives de la réponse au traitement, au prix d’une précision moindre comparativement au modèle non-restreint (5,6).

Points forts
  • Développement du modèle se fondant sur un effectif de grande taille, avec 2548 patients
  • Données issues d’essais contrôlés randomisés
  • Algorithme de machine learning Super Learner utilisé pour le modèle individuel optimal ayant montré des performances élevées dans des études précédentes pour estimer la mortalité en réanimation et prédire la réponse au traitement (7,8).
Points faibles
  • Les auteurs ne confirment que partiellement la validité de leur modèle dérivé du Super Learner lorsqu’ils l’appliquent à une cohorte indépendante. En effet, le bénéfice net disparaît alors dans l’hypothèse d’effets secondaires importants.
  • Les résultats sont issus d’une analyse post-hoc, et nécessitent désormais une validation dans une étude prospective.
Implications et conclusions

Cette étude suggère la supériorité d’une stratégie personnalisée, basée sur l’identification de patients à probabilité élevée de réponse au traitement, par comparaison aux stratégies « traiter tous vs aucun » et « traiter selon la gravité initiale » pour guider la prescription de corticoïdes dans le choc septique. Une validation de ces résultats par une étude prospective semble désormais nécessaire pour appliquer cette stratégie dans la pratique clinique.

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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par le Dr Alexandre Gaudet, Pôle de Médecine Intensive/Réanimation, CHU de Lille, France.

L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêt.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions à l'auteur (Alexandre.gaudet@chu-lille.fr) et/ou à la CERC.

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Références

  1. Personalized evidence based medicine: predictive approaches to heterogeneous treatment effects.
    Kent DM, Steyerberg E, van Klaveren D.
    BMJ. 10 déc 2018;363:k4245.
  2. Super learner.
    van der Laan MJ, Polley EC, Hubbard AE.
    Stat Appl Genet Mol Biol. 2007;6:Article25.
  3. Implications of Heterogeneity of Treatment Effect for Reporting and Analysis of Randomized Trials in Critical Care.
    Iwashyna TJ, Burke JF, Sussman JB, Prescott HC, Hayward RA, Angus DC.
    Am J Respir Crit Care Med. 1 nov 2015;192(9):1045‑51.
  4. Estimating treatment effects for individual patients based on the results of randomised clinical trials.
    Dorresteijn JAN, Visseren FLJ, Ridker PM, Wassink AMJ, Paynter NP, Steyerberg EW, et al.
    BMJ. 3 oct 2011;343:d5888.
  5. Acute Respiratory Distress Syndrome Subphenotypes Respond Differently to Randomized Fluid Management Strategy.
    Famous KR, Delucchi K, Ware LB, Kangelaris KN, Liu KD, Thompson BT, et al.
    Am J Respir Crit Care Med. 1 févr 2017;195(3):331‑8.
  6. Subphenotypes in acute respiratory distress syndrome: latent class analysis of data from two randomised controlled trials.
    Calfee CS, Delucchi K, Parsons PE, Thompson BT, Ware LB, Matthay MA, et al.
    Lancet Respir Med. août 2014;2(8):611‑20.
  7. Mortality prediction in intensive care units with the Super ICU Learner Algorithm (SICULA): a population-based study.
    Pirracchio R, Petersen ML, Carone M, Rigon MR, Chevret S, van der Laan MJ.
    Lancet Respir Med. janv 2015;3(1):42‑52.
  8. Metalearners for estimating heterogeneous treatment effects using machine learning.
    Künzel SR, Sekhon JS, Bickel PJ, Yu B.
    Proc Natl Acad Sci U S A. 5 mars 2019;116(10):4156‑65.
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CERC

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