Quand une escale en réanimation est nécessaire dans le parcours de soin des patients atteints d’hémopathies malignes : enfin des données en amont de la réanimation !

30/06/2022
Auteur(s)
Image
Article ICM
Texte

 

Critical illness in patients with hematologic malignancy: a population-based cohort study
Bruno L Ferreyro, Damon C Scales, Hannah, Matthew C Cheung, Vikas Gupta, Refik Saskin Santhosh Thyagu, Laveena Munshi.
Intensive Care Medicine. 2021 Oct;47(10):1104-1114.

Texte

Question évaluée

Décrire la fréquence, le délai et les déterminants associés à la survenue d’une détresse vitale et l’utilisation de techniques d’assistance vitale après un diagnostic d’hémopathie maligne.

Type d’étude

Il s’agit d’une étude de cohorte basée sur des registres et bases de données populationnels (registre des diagnostics de cancer, registre canadien des admissions hospitalières, base de données de l’assurance maladie, base de données médicaments et laboratoires d’analyse) qui ont pu être interconnectées au niveau individuel de façon anonymisée afin de reconstituer des trajectoires de soin.

Population étudiée

Tous les patients de plus de 17 ans ayant eu un diagnostic d’hémopathie maligne de la province d’Ontario (Canada) entre 2006 et 2017 avec un suivi jusqu’au 31/03/2018 identifiés par des codes spécifiques.

Méthode

En fonction du code CIM-3, chaque hémopathie était classée dans une catégorie : lymphome agressif, lymphome indolent, myélome multiple, leucémie lymphoïde chronique, syndrome myélo-prolifératif, syndrome myélodysplasique, leucémie aiguë myéloïde (LAM), lymphome de Hodgkin et leucémie aiguë lymphoblastique (LAL). Les caractéristiques démographiques des patients, les paramètres biologiques ainsi que les traitements reçus dans l’année suivant le diagnostic et avant l’entrée en réanimation étaient extraits des bases de données. L’admission (première admission en cas de séjour multiple) ou non en réanimation et l’utilisation de techniques d’assistance vitale ainsi que les principaux motifs d’admission étaient recueillis grâce à un algorithme au sein de chaque parcours de patient dans l’année suivant le diagnostic. L'association entre les caractéristiques des patients et le délai d'admission en soins intensifs a été évaluée à l’aide d’une analyse en risque compétitif par l’élaboration d’un modèle multivarié. En effet, les patients décédés n’étant plus à risque de séjour en réanimation, l’analyse a pris en compte ce biais potentiel. Les estimations de l'association pour chaque prédicteur ont été rapportées sous la forme de hazard ratios de sous-distribution (sHR) avec des intervalles de confiance (IC) à 95%.

Résultats essentiels

87 965 patients (âge moyen [écart-type], 67,8 [15,7] ans) ont été inclus. Le taux d’admission en réanimation à un an du diagnostic d’hémopathie était globalement de 13,9% (délai médian de 35 jours), allant de 7,3% (lymphome indolent) à 22,5% (LAM). Après ajustements multiples, par rapport aux lymphomes indolents, les LAM (sHR=3,09 ; IC95% 2,84-3,35), les lymphomes agressifs (sHR=2,47 ; IC95% 2,31-2,65) et les LAL (sHR=2,46 ; IC95% 2,15-2,80) présentaient les risques les plus élevés d'admission. Les comorbidités comme une maladie cardiovasculaire (sHR=2,09 ; IC95% 2,01-2,19), une BPCO (sHR=1,33 ; IC95% 1,25-1,39) et certaines anomalies biologiques (anémie, thrombopénie, élévation de la créatinine) étaient également associées à un taux d'admission en réanimation plus important. Parmi les patients admis en réanimation, 36,7% ont eu besoin d'une ventilation mécanique invasive, la mortalité hospitalière était de 31%, et la mortalité à 1 an de 51,8%.

Commentaires

La réanimation des patients atteints d’hémopathie maligne est spécifique car les sources d’agressions et de fragilités sont particulières et multiples, et intervient en tant qu’évènement au sein d’un parcours de soin et non pas isolé. Chez ces patients, l'admission en réanimation peut survenir à différents moments de la trajectoire de la maladie : au moment du diagnostic en raison d’une infiltration et/ou compression d’organe, d’un syndrome de lyse tumorale, au cours de la toxicité d’un traitement, d’une greffe de cellules souches ou de CAR-T, d’une infection, d’une progression de la maladie, ainsi que lors d’une décompensation des comorbidités associées1,2,3.

Même si le taux de mortalité en réanimation est deux fois plus élevé que celui des patients non immunodéprimés, les services de soins intensifs peuvent être utilisés comme un pont vers la guérison dans certains contextes. Ainsi, parmi les survivants de la réanimation, des publications ont montré que la réponse à la chimiothérapie, la rémission, la qualité de vie et la survie à un an, n’étaient  pas significativement inférieures à celles des patients qui n'ont pas eu besoin d'être admis en soins intensifs4,5,6. Dans cet article , la mortalité à 1 an chez les survivants de réanimation est de 36,4% versus 20,2% chez ceux qui n’ont pas été admis en réanimation, ce qui interroge sur l’identification de sous-groupes tirant un bénéfice maximal y compris à long terme d’avoir été admis.

Ferreyro et ses collègues montrent dans cet article les résultats d'une étude de cohorte basée sur le suivi de la population d'adultes ayant eu un nouveau diagnostic d'hémopathie maligne en Ontario, au Canada dans un bassin de population de plus de 15 millions d'habitants (2006-2017). Une évaluation à grande échelle de l'incidence et des facteurs prédictifs de l'admission en réanimation dans l'année suivant le diagnostic d'hémopathie maligne n’avait jamais été rapportée.

Le fait de constater que l'incidence à un an de l'admission en réanimation varie de 7% à 22% selon le type de tumeur maligne, les comorbidités associées et les anomalies de laboratoire de base devrait permettre d’anticiper le nombre de lits, la structure et le niveau d’équipement de soins critiques à consacrer aux patients atteints d'hémopathies malignes, mais également servir de base aux hématologues sur la connaissance du parcours de soins de leurs patients, incluant la réanimation comme une étape possible plutôt qu'un accident inattendu. De plus, comme la moitié de ces admissions sont nécessaires dans les 30 jours suivant le diagnostic, il est probable que la plupart des patients atteints de lymphome agressif ou de leucémie aiguë hyper-leucocytaire, ainsi que ceux présentant une défaillance d’organe due à l'infiltration de la maladie et à la charge tumorale, aient été admis directement en soins intensifs. Ces données permettent d’anticiper le niveau de surveillance, de continuité des soins médicaux et infirmiers, ainsi que l'utilisation de suppléance d’organe nécessaire à ces patients.

Cette étude devrait être reproduite dans d'autres pays et d'autres contextes. Il est en effet possible que l’incidence d'admission en réanimation ait été sous-estimée, car les procédures de triage pour l'admission en secteurs de soins intensifs sont hétérogènes.

Par ailleurs, la courbe d'incidence cumulative de l'admission en soins intensifs ne semble pas présenter de plateau après un an, et il sera intéressant de savoir s'il existe un risque accru d'admission à plus long terme dans certains sous-groupes.

Un autre aspect difficile de la prise en charge des patients atteints d'hémopathie maligne est la nécessité, pour les deux spécialistes, hématologue et réanimateur, de comprendre et respecter les compétences professionnelles de l’autre. Le niveau quantitatif et qualitatif de collaboration peut exercer une influence sur le bénéfice attendu pour les patients et pourrait justifier de données plus précises dans de futures études.

Enfin, des indicateurs de qualité décrivant l'utilisation appropriée ou non (excessive ou insuffisante) des soins intensifs devraient également être employés7. Dans cette étude, l'utilisation de la ventilation mécanique chez seulement un tiers des patients pourrait par exemple être considérée soit comme un marqueur d'admission précoce en réanimation, soit un signe indirect de décision de limitation des thérapeutiques actives chez certains patients.

Points forts
  • Premières données disponibles en amont de la réanimation chez des patients atteints d’hémopathies malignes
  • Données à grande échelle chiffrées d’utilisation des suppléances vitales et leurs facteurs de risque
  • Méthodologie robuste grâce à l’interopérabilité de bases de données populationnelles
Points faibles
  • Absence de données sur les processus de décision d’admission en réanimation et d’utilisation des suppléances vitales
  • Absence de mesure quantitative et qualitative sur la pertinence et la disproportion de l’intensité des thérapeutiques
  • Pas de données après un an de suivi
  • Pas d’information sur l’hétérogénéité inter et intra-centres et ses déterminants.
  • Manque d’information sur les thérapeutiques hématologiques spécifiques
Implications et conclusions

Ces données permettent d’anticiper les épisodes de détresse vitale des patients atteints d'hémopathies malignes. Les patients atteints de maladies agressives comme les lymphomes de haut grade ou les leucémies aiguës, et ceux qui présentent des comorbidités, nécessitent des ressources importantes de réanimation, qui devraient être conçues et dimensionnées en conséquence. Ces données appellent des études futures pour affiner ces résultats dans d’autres contextes et en prenant en compte les politiques d’admission et des indicateurs sur l'utilisation appropriée ou non des soins intensifs.

Texte

CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Etienne Lengliné, Service d'Hématologie Adulte, Hôpital Saint-Louis, AP-HP, Paris France.

L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêt.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions à l'auteur (etienne.lengline@aphp.fr) et/ou à la CERC.

Texte

Références

  1. Trends in clinical profiles, organ support use and outcomes of patients with cancer requiring unplanned ICU admission: a multicenter cohort study.
    Zampieri FG, Romano TG, Salluh JIF, et al (2021)
    Intensive Care Med 47:170–179. https://doi.org/10.1007/s00134-020-06184-2
  2. Acute hypoxemic respiratory failure in immunocompromised patients: the Efraim multinational prospective cohort study.
    Azoulay E, Pickkers P, Soares M, et al (2017)
    Intensive Care Med. https://doi.org/10.1007/s00134-017-4947-1
  3. Acute respiratory failure in immunocompromised adults.
    Azoulay E, Mokart D, Kouatchet A, et al (2019)
    Lancet Respir Med 7:173–186. https://doi.org/10.1016/S2213-2600(18)30345-X
  4. One-year mortality among non-surgical patients with hematological malignancies admitted to the intensive care unit: a Danish nationwide population-based cohort study.
    Asdahl PH, Christensen S, Kjærsgaard A, et al (2020)
    Intensive Care Med 46:756–765. https://doi.org/10.1007/s00134-019-05918-1
  5. Prognostic factors for intensive care unit admission, intensive care outcome, and post-intensive care survival in patients with de novo acute myeloid leukemia: a single center experience
    Schellongowski P, Staudinger T, Kundi M, et al (2011)
    Haematologica 96:231–237. https://doi.org/10.3324/haematol.2010.031583
  6. Outcomes of critically ill patients with hematologic malignancies: prospective multicenter data from France and Belgium--a groupe de recherche respiratoire en réanimation onco-hématologique study.
    Azoulay E, Mokart D, Pène F, et al (2013)
    J Clin Oncol 31:2810–2818. https://doi.org/10.1200/JCO.2012.47.2365
  7. Managing critically Ill hematology patients: Time to think differently.
    Azoulay E, Pène F, Darmon M, et al (2015)
    Blood Rev 29:359–367. https://doi.org/10.1016/j.blre.2015.04.002
Texte

CERC

B. HERMANN (Secrétaire)
A. BRUYNEEL
G. FOSSAT
S. GOURSAUD
N. HEMING
T. KAMEL
G. LABRO
JF. LLITJOS
L. OUANES-BESBES
L. POIROUX
A. ROUZÉ
V. ZINZONI