Sociétés savantes et conflits d’intérêt financiers : encore un petit effort…

03/06/2021
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Article BMJ
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Financial ties between leaders of influential US professional medical associations and industry: cross sectional study.
Moynihan R, Albarqouni L, Nangla C, Dunn AG, Lexchin J, Bero L.
BMJ. 2020 May 27;369:m1505.

Texte

Question évaluée

Quel sont les montants versés par l’industrie pharmaceutique et des dispositifs médicaux aux membres des « boards » (« leaders » ou dirigeants) des sociétés savantes américaines dont le domaine d’intérêt s’étend au spectre des maladies les plus coûteuses ?

Type d’étude

Etude transversale (cross-sectional study) sur les rémunérations des « leaders » des sociétés savantes concernées pendant la période 2017-2019.

Cette étude a été menée par des investigateurs Australiens. Le premier auteur est Roy Moynihan de l’Institute for Evidence-Base Healthcare de l’Université Bond (Gold Coast, Queensland).

Cet auteur est un spécialiste du problème des COIs, ce dont témoigne l’abondance et la qualité de sa production. C’est notamment lui qui dans un autre article du BMJ avait expliqué l’importance des COIs financiers dans les études sur le traitement de la COVID-19.

Méthodes

Les sociétés savantes s’intéressant aux 10 domaines de pathologies les plus coûteuses ont été déterminées selon les données de l’Agence US de la Qualité et de la Recherche en Santé (AHRQ).

Il s’agissait uniquement de sociétés de médecine destinées aux médecins et produisant des recommandations concernant le spectre de maladies faisant l’objet de leur intérêt. Les associations sans but lucratif et n’étant pas seulement dirigées par des médecins ni destinées à des médecins seulement n’ont pas été retenues, telles que l’American Heart Association ou l’American Diabetes Association.

Les paiements (et leur origine) reçus par les « leaders » ont été obtenus par le biais de l’interrogation de la base de données « Open Payment ». Cette base a été créée par le « Sunshine Act » qui fait partie de l’Affordable Health Act (plus connu sous le nom d’Obamacare) voté en 2010. Elle permet de connaître les avantages financiers concédés aux médecins par les entreprises depuis avril 2013. La France a depuis créé un équivalent avec la base Transparence Santé.

Les paiements ont été comptabilisés non seulement pour la durée du mandat du dirigeant mais également les 4 années précédant et l’année suivant la fonction de dirigeant.

Ces paiements ont été caractérisés comme d’une part « généraux », c’est-à-dire les honoraires perçus à titre personnel en tant que consultant ainsi que les avantages matériels (voyages, restauration), et d’autre part « liés à la recherche » et versés à l’investigateur lui-même ou à son institution.

Résultats

Les 10 sociétés médicales retenues couvrent une très grande variété de domaines de maladies. On y trouve entre autres l’American College of Cardiology (ACC), l’American College of Physicians, l’American Psychiatric Association (APA), l’American College of Rheumatology (ACR), l’American Society of Clinical Oncology (ASCO), deux associations de chirurgie osseuse (Orthopedic Trauma Association et North American Spine Association), et également l’Infectious diseases Society of America et l’American Thoracic Society (ATS) (seule société ayant un lien avec la réanimation).

Trois cents vingt-huit dirigeants ayant perçu des sommes de la part de l’industrie ont été identifiés. La proportion de dirigeants de ces sociétés qui ont des liens avec l’industrie est très importante avec une médiane  au-delà de 80%. L’APA se distingue par un taux plus faible (moins de 40%).

Le total des sommes versées était de 130 millions de dollars avec une médiane par dirigeant de 31800 dollars avec un écart interquartile de 1150 à 254 000 dollars. Un peu moins d’un quart de cette somme correspondait à des « paiements généraux » et le reste à des « paiements en lien avec la recherche». Le montant des sommes totales et sa répartition étaient très variables d’une société à l’autre. L’ASCO était de loin la société dont les dirigeants avaient le plus reçu d’argent avec une somme totale de l’ordre de près de 56 millions de dollars à comparer aux un peu moins de 350 000 dollars reçus par l’APA. Bien que l’ASCO soit largement en tête pour le paiement total, sa répartition est très en faveur de la recherche puisque « seulement » un peu moins de 1,5 million de dollars de la somme totale représentaient la part payée directement aux dirigeants (paiements généraux). A l’inverse, les deux associations de chirurgie orthopédique cumulaient environ 16 millions de dollars en paiements généraux (ce qui les mettait largement en tête du classement) et par contre seulement 1,3 millions de dollars pour les paiements liés à la recherche (les plaçant dans le wagon de queue). L’ACR et l’ACC occupaient une position intermédiaire avec des sommes cumulées pour ces deux sociétés de l’ordre de 40 millions de dollars pour la recherche et de l’ordre de 3,3 millions de dollars pour les paiements généraux. Enfin, les dirigeants de l’ATS avaient reçu 2,2 millions en paiements généraux et 1,3 pour la recherche.

Points forts

Etude menée par une équipe spécialisée dans le problème des COIs (voir plus haut

Etude intéressante avec des résultats très informatifs.

Points faibles

Il ne s’agit pas de points faibles à proprement parler car ils ne modifient guère le message.

Il aurait été intéressant de connaître les avantages reçus de sociétés qui n’ont pas été incluses dans l’étude. En effet, même si réputées sans profit, des sociétés telles que l’American Heart Association ou l’American Diabetes Association publient des recommandations très suivies. Il aurait donc fallu pouvoir apprécier les possibilités de biais en rapport avec les avantages que leurs dirigeants auraient pu recevoir.

Bien évidemment, le fait que les dirigeants des sociétés faisant l’objet de cette étude aient reçu des subsides de la part de l’industrie n’apporte pas de preuve (ou n’exclut pas) que les recommandations qui ont pu être écrites par ces dirigeants soient biaisées. On en reparle plus bas.

Commentaires et mise en perspective

Le BMJ confirme sa position éditoriale qui l’amène à régulièrement étudier et révéler les conflits d’intérêt dans les publications scientifiques. Cette étude montre très clairement les sommes considérables versées par l’industrie aux dirigeants des sociétés savantes. Les dirigeants des deux sociétés de chirurgie osseuse se taillent la part du lion pour les avantages personnels et ne reçoivent qu’une part que l’on pourrait caractériser de dérisoire pour la recherche. C’est presque l’inverse pour les dirigeants de l’ASCO qui ont reçu des sommes considérables à visée de recherche et des sommes comparativement bien moindres (mais non négligeables, loin de là) pour les paiements personnels.

Cette distinction n’est néanmoins pas pertinente. En effet, la définition des conflits d’intérêt financiers prend en compte toutes les sommes reçues que cela soit à titre personnel ou de la recherche. L’influence que l’une comme l’autre des sortes de paiement peut avoir sur les appréciations et plus encore sur les recommandations formulées par les experts en ayant bénéficié est identique. On le conçoit évidemment aisément à propos des rémunérations perçues à titre individuel (imagine-t-on que l’industrie dépenserait son argent en pure perte ? (voir le site de l’OMS
https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2013-04/comprendre_la_promotion_pharmaceutique_et_y_repondre_-_un_manuel_pratique.pdf)

 Mais c’est également le cas pour l’argent reçu pour la recherche. Il est démontré que les études promues par l’industrie donnent des résultats plus souvent favorables au produit de l’industrie que les études indépendantes. De la même façon, il a été montré de façon répétée que les recommandations écrites par des experts ayant des liens financiers avec l’industrie favorisent plus les produits de l’industriel en question que ne le font les recommandations écrites par des experts sans liens.  C’est d’ailleurs pour cela que des journaux de premier plan (JAMA, BMJ, journaux de l’ASCO entre autres) stipulent que les recommandations doivent être écrites (en particulier pour ce qui est de l’auteur responsable) par des experts sans lien financier.

Un éditorial (1) sur l’article faisant l’objet de cette fiche porte un sous-titre éloquent : « De nouvelles données éclairent la façon de créer des organisations de médecins en qui nous pourrions avoir confiance ». On est effectivement loin du compte et cet éditorial fait plusieurs propositions en ce sens et notamment le fait que les sociétés savantes devraient recruter des dirigeants sans conflits d’intérêt financiers.

Tout cela vient rappeler les mots de John Ioannidis (un épidémiologiste et méthodologiste Nord-Américain de renom, ce qui ne l’a hélas pas empêché de défendre des positions contestables sur l’utilité du confinement durant l’épidémie de COVID-19, comme quoi personne n’est parfait…(voir Réactu https://www.srlf.org/article/confinement-ca-marche) qui écrivait dans le JAMA (2)  à propos des congrès: « il semble difficile qu’un programme scientifique soit objectif et impartial quand la direction de certaines sociétés savantes est faite d’individus avec des conflits (d’intérêt) majeurs. C’est même pire lorsque ces personnes sont devenues dirigeants de ces sociétés, au moins en partie, parce qu’ils ont de telles relations et de tels conflits d’intérêt (avec l’industrie) ».

Les données exposées dans l’article discuté ici ont elles une contrepartie dans notre SRLF ?

L’interrogation du site transparence.santé.gouv montre que plusieurs dirigeants de notre société ont reçu des sommes non négligeables de l’industrie, quoique sans aucune commune mesure avec les montants astronomiques perçus par des dirigeants Nord-Américains.

Le règlement adopté en septembre 2020 par la SRLF constitue un très grand pas en avant puisqu’il stipule que « les membres impliqués dans la vie de la SRLF doivent fournir dès le début de leur mission puis de façon annuelle une déclaration actualisée de liens et conflits d’intérêt » et que « cette déclaration concerne l’ensemble des liens d’intérêt de l’intéressés au cours des 36 mois précédent la déclaration, que ces liens soient ou non en rapport avec ses activités au sein de la SRLF ».

C’est là un excellent début.

Le même règlement précise que « les déclarations sont rendues publiques sur le site ».

Elles n’y apparaissent pas actuellement. Un excès de modestie sans doute.

    Texte

    CONFLIT D'INTÉRÊTS

    Article commenté par Didier Dreyfuss. MIR, Hôpital Louis Mourier.

    L'auteur déclare : aucune rémunération par l’industrie (confère site Transparence Santé).

    Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.
    Envoyez vos commentaires/réactions à l'auteur (didier.dreyfuss@aphp.fr) à la CERC.

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    Références

    1. Checketts J, Vassar M. Financial relations between leaders of US medical societies and industry. BMJ. 2020 May 27;369:m1811
    2. Ioannidis JP. Are medical conferences useful? And for whom? JAMA. 2012;307:1257-8.
    Texte

    CERC

    JB. LASCARROU (Secrétaire)
    K. BACHOUMAS
    SD. BARBAR
    G. DECORMEILLE
    N. HEMING
    B. HERMANN
    G. JACQ
    T. KAMEL
    JF. LLITJOS
    L. OUANES-BESBES
    G. PITON