
Platelet Transfusion before CVC Placement in Patients with Thrombocytopenia. F.L.F. van Baarle FLF et al., N Engl J Med 2023;388:1956-65. DOI: 10.1056/NEJMoa2214322 [1]
Question évaluée
La non-infériorité de l’absence de transfusion plaquettaire prophylactique en comparaison à la transfusion d’un concentré plaquettaire avant la pose d’un cathéter veineux central (CVC) chez les patients thrombopéniques.
Type d’étude
Essai randomisé contrôlé multicentrique de non infériorité.
Procédure et population étudiées
Tout remplacement de CVC chez des patients adultes ayant une thrombopénie entre 10 et 50 x 109 plaquettes/ml dans les 24 heures précédant l’inclusion. Patients hospitalisés soit en hématologie soit en réanimation. Le CVC devait rester en place pour une durée d’au moins 24 heures. Les critères de non inclusion étaient : une anticoagulation curative, un déficit en facteur de la coagulation congénital ou acquis, un INR égal à 1.5 ou plus (seuil modifié en cours d’essai à 3) et un refus de participation.
Méthode
Essai randomisé contrôlé multicentrique de non infériorité en ouvert conduit dans 10 hôpitaux des Pays-Bas. Les patients éligibles étaient randomisés avec un ratio de 1:1 et une stratification par centre et selon le type de CVC (cathéter de dialyse ou pas) pour recevoir ou non un concentré plaquettaire avant la pose de CVC. La pose devait se faire dans l’heure suivant la randomisation, de manière échoguidée et par une personne ayant posée au moins 50 CVC. Cette personne n’était pas, autant que possible, informée du groupe de randomisation.
Le critère de jugement principal était la survenue de saignement de grade 2 à 4 dans les 24 heures suivant la pause du CVC. L’échelle du saignement utilisée allait de 0 à 4 (grade 0: pas de saignement, grade 1: suintement, hématome, ou saignement spontanément régressif ou nécessitant une compression de moins de 20 minutes, grade 2 : saignement nécessitant une compression de plus de 20 minutes, grade 3 : saignement nécessitant une intervention (radiologie interventionnelle ou chirurgie élective) ou une transfusion mais sans instabilité hémodynamique, grade 4 : saignement avec instabilité hémodynamique et nécessité de transfusion de concentrés globulaires ou saignement fatal) [2]. Les critères de jugement secondaires étaient les saignements de grade 3 à 4, les saignements de grade 1, les besoins transfusionnels en concentrés érythrocytaires et en plaquettes dans les 24 heures suivant la pose du CVC, la survenue d’un SDRA dans les 48 heures suivant la pose du CVC, la durée de séjour en réanimation et à l’hôpital, la mortalité hospitalière et le coût financier.
La marge de non infériorité était déterminée sur la base d’une augmentation absolue de 2.5% au maximum des saignements de grade 2 à 4 dans le groupe « sans transfusion » par rapport au groupe « avec transfusion », correspondant à une borne supérieure de l’intervalle de confiance à 90% du risque relatif de 3.5. L’échantillon nécessaire était de 196 CVC dans chaque groupe, pour une puissance de 80% avec un risque alpha de 5%.
Une analyse per protocole et une en intention de traiter ont été conduites pour le critère de jugement principal et les critères de jugement secondaires relatifs aux saignements.
Des analyses post hoc et de sous-groupe ont été conduites, notamment, pour analyser le risque de saignement en fonction du groupe de randomisation, du type de CVC, du site d’insertion, du taux de plaquettes avant la pause du CVC, et du service d’hospitalisation (hématologie ou réanimation).
Résultats essentiels
L’étude a inclus 393 poses de CVC réalisés chez 358 patients en 5 ans. Au final, 373 poses de CVC ont été incluses dans l’analyse per protocole (188 dans le groupe « avec transfusion » et 185 dans le groupe « sans transfusion »).
Il y avait 22/185 (11.9%) saignements de grade 2 à 4 liés à la pose de CVC dans le groupe « sans transfusion » versus 9/188 (4.8%) dans le groupe « avec transfusion »; la non-infériorité de l’absence de transfusion plaquettaire prophylactique en comparaison à l’administration d’une transfusion n’est donc pas démontrée [risque relatif de saignement de 2 .45 (90% IC, 1.27-4.70)]. Le risque de saignement était supérieur pour les CVC non-tunnélisés que pour les CVC tunnélisées, pour les patients d’hématologie que pour les patients de réanimation, et pour les CVC posés en sous-clavier en comparaison avec les autres sites.
Concernant les critères de jugement secondaires, aucun saignement de grade 4 n’a été rapporté, le risque de saignements de grade 3 et 4 était inférieur dans le groupe « avec transfusion » (2.1%), en comparaison au groupe « sans transfusion » (4.9%).
Le taux de transfusion plaquettaire dans les 24 heures suivant la pose de CVC était plus important dans le groupe « sans transfusion » alors que le taux de transfusions érythrocytaires était comparable entre les deux groupes. Les complications allergiques et respiratoires attribuables à la transfusion plaquettaire étaient également comparables entre les deux groupes (2 complications allergiques dans le groupe « avec transfusion » et 1 complication allergique dans le groupe « sans transfusion », 1 cas de syndrome respiratoire aigu post-transfusionnel (TRALI) dans le groupe « avec transfusion »). Enfin, la stratégie transfusionnelle ne retentissait pas sur la mortalité ni sur les durées de séjour en réanimation ou à l’hôpital.
Commentaires
Il s’agit ici, enfin (!), d’une étude robuste s’attelant à évaluer l’influence d’une stratégie transfusionnelle préventive lors de la pose de CVC chez les patients thrombopéniques de réanimation et d’hématologie.
Il faut souligner le pragmatisme de cette étude et la pertinence de la question soulevée. Les résultats essentiels abondent en faveur d’une transfusion plaquettaire prophylactique chez ces patients à haut risque de saignement. Cependant, au-delà de ces résultats essentiels, certains aspects méthodologiques nécessitent d’être abordés car ils permettent de comprendre pourquoi cette étude n’est pas suffisante pour modifier actuellement vraiment nos pratiques cliniques.
Points forts
Cette étude est le premier large essai randomisé s’intéressant à la transfusion plaquettaire prophylactique en réanimation.
La méthodologie est robuste : essai randomisé multicentrique contrôlé. Les analyses post hoc et analyses de sous-groupes permettent d’identifier des populations éventuellement plus à risque de saignements.
Une échelle de saignement spécifique aux saignements liés à la pose de CVC était utilisée pour mesuré le critère de jugement principal.
Points faibles
Il y a un manque de puissance puisque 373 poses de CVC ont été inclues au lieu de 392 prévues, et que 7.2% des poses de CVC inclus n’ont pas de critère de jugement principal évalué.
Plus d’un tiers des CVC étaient posés dans la veine sous-clavière voie d’abord non recommandée chez les patients ayant des anomalies de l’hémostase [3].
Les bornes de la thrombopénie étaient très espacées avec un risque de saignement variable (10 à 50 x 109 plaquettes/ml). D’ailleurs, les CVC posés pour lesquelles la numération plaquettaire post-geste était comprise entre 10 et 20 x 109 plaquettes/ml avaient l'incidence la plus élevée de saignements.
La dose de plaquette administrée était inconnue, non adaptée au poids ni à la numération plaquettaire pré-procédure invasive, ne permettant pas de répondre à la question relative à la numération plaquettaire idéale avant pose de CVC et questionnant la validité externe de l’étude car la dose et le volume des concentrés plaquettaires diffèrent entre les pays.
Enfin, plus de 50% des CVC étaient posés chez des patients hospitalisés en hématologie, qui ont des causes différentes de thrombopénie et un moins bon rendement transfusionnel après transfusion plaquettaire que les patients de réanimation. Les CVC posés en hématologie avaient d’ailleurs un risque de saignement supérieur à ceux posés en réanimation.
Implications et conclusions
Cette étude serait en faveur de la transfusion prophylactique plaquettaire avant la pose d’un CVC chez les patients ayant une thrombopénie profonde pour prévenir les complications hémorragiques. Cependant, l’inclusion à la fois de patients d’hématologie et de réanimation et la considération de CVC posés dans la veine sous-clavière questionnent la pertinence et l’applicabilité des résultats dans une population de réanimation où les voies fémorales et jugulaires internes sont les sites recommandés en cas de troubles de l’hémostase. Cette étude ne permet donc pas de changer les pratiques actuelles (basées, il est vrai sur un faible niveau de preuve) : numération plaquettaire nécessaire de 50 x 109 plaquettes/ml selon les recommandations françaises [4] (et de 20 x 109 plaquettes/ml selon les recommandations nord-américaines [5]) avant la pose de CVC à condition que la pose soit échoguidée et que le CVC ne soit ni tunnélisé ni posé en veine sous-clavière. D’autres études sont donc nécessaires pour mieux guider nos pratiques dans ce domaine.
RÉFÉRENCES
1. van Baarle FLF, van de Weerdt EK, van der Velden W, Ruiterkamp RA, Tuinman PR, Ypma PF, van den Bergh WM, Demandt AMP, Kerver ED, Jansen AJG et al: Platelet Transfusion before CVC Placement in Patients with Thrombocytopenia. N Engl J Med 2023, 388(21):1956-1965.
2. Zeidler K, Arn K, Senn O, Schanz U, Stussi G: Optimal preprocedural platelet transfusion threshold for central venous catheter insertions in patients with thrombocytopenia. Transfusion 2011, 51(11):2269-2276.
3. Frykholm P, Pikwer A, Hammarskjold F, Larsson AT, Lindgren S, Lindwall R, Taxbro K, Oberg F, Acosta S, Akeson J: Clinical guidelines on central venous catheterisation. Swedish Society of Anaesthesiology and Intensive Care Medicine. Acta Anaesthesiol Scand 2014, 58(5):508-524.
4. Haute Autorité de Santé (HAS) - Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM): Recommandations de bonne pratique. Transfusion de plaquettes: produits, indications. Octobre 2015.
5. Kaufman RM, Djulbegovic B, Gernsheimer T, Kleinman S, Tinmouth AT, Capocelli KE, Cipolle MD, Cohn CS, Fung MK, Grossman BJ et al: Platelet transfusion: a clinical practice guideline from the AABB. Ann Intern Med 2015, 162(3):205-213.
CONFLIT D'INTÉRÊTS
Article commenté par Cécile Aubron, Médecine intensive réanimation, CHU de Brest, France et Florian Reizine, Réanimation polyvalente, CHG de Vannes, France.
Les auteurs ne déclarent pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.
Le contenu des fiches REACTU traduit la position des auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.
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