
G. Landoni, F. Monaco, L.K. Ti, M. Baiardo Redaelli, N. Bradic, M. Comis, Y. Kotani, C. Brambillasca, E. Garofalo, A.M. Scandroglio, C. Viscido, G. Paternoster, A. Franco, S. Porta, F. Ferrod, M.G. Calabro, A. Pisano, I. Vendramin, G. Barucco, F. Federici, L. Severi, A. Belletti, A. Cortegiani, A. Bruni, C. Galbiati, A. Covino, E. Baryshnikova, G. Giardina, M. Venditto, D. Kroeller, C. Nakhnoukh, L. Mantovani, S. Silvetti, M. Licheri, F. Guarracino, R. Lobreglio, A.L. Di Prima, S. Fresilli, R. Labanca, M. Mucchetti, R. Lembo, R. Losiggio, T. Bove, M. Ranucci, E. Fominskiy, F. Longhini, A. Zangrillo, and R. Bellomo
Référence : New England Journal of Medicine 2024, DOI : 10.1056/NEJMoa2403769
Question évaluée :
L’administration intraveineuse d’acides aminés permet-elle de réduire l’incidence de l’insuffisance rénale aigue au décours d’une chirurgie cardiaque programmée nécessitant une circulation extra-corporelle ?
Type d’étude :
Essai international multicentrique, contrôlé, randomisé (1 :1) en double aveugle
Population étudiée :
Patients majeurs nécessitant une chirurgie cardiaque programmée avec une circulation extra-corporelle et une prise en charge post opératoire prévisible d’une nuit ou plus en réanimation.
Etaient exclus les patients ayant une insuffisance rénale chronique sévère (DFG < 30 ml/min/1.73m²), une épuration extra-rénale pré-opératoire ou prévue au décours de l’intervention, une transplantation rénale, une hépatopathie sévère (score Chil-Pugh >7) ou un déficit congénital interférant avec le métabolisme des acides aminés.
Méthode :
Les patients étaient randomisés en 1:1 par blocs de permutation via un serveur central, avec une stratification selon le site d’inclusion. Seuls les pharmaciens et les infirmiers de recherche avaient connaissance du groupe de randomisation, mais n’étaient pas impliqués dans le recueil ou l’analyse des données. L’aveugle était assuré pour les médecins, les patients et les investigateurs grâce à des pochons d’aspect identique contenant de l’Isopuramin 10 % (Baxter) ou une solution de Ringer.
Les patients du groupe interventionnel recevaient une administration continue d’acides aminés (2 g/kg/j de poids idéal théorique, maximum 100 g/j, ajusté si nutrition entérale ou parentérale concomitante) dès l’admission au bloc opératoire, et jusqu’à 72 heures de traitement ou la survenue d’un des évènements suivants : instauration d’une épuration extra-rénale, décès, sortie de réanimation. Le groupe contrôle recevait le placebo selon les mêmes modalités.
L’initiation de l’épuration extra-rénale devait être justifiée par la présence d’au moins un critère parmi les suivants : anurie sur 2h, oligurie sur 6h, créatininémie > 300 µmol/L, surcharge hydrosodée responsable d’une hypoxémie, acidose métabolique (bicarbonate sérique < 15 mEq/L), hyperkaliémie (> 6.5 mEq/L). L’urémie ne pouvait être prise en compte, l’administration d’acides aminés l’augmentant de manière attendue.
Le critère de jugement principal était la survenue d’une insuffisance rénale aigue au cours de la première semaine post opératoire (selon KDIGO, critère de diurèse exclu).
Résultats essentiels :
3511 patients ont été randomisés. Les interventions étaient réparties comme suit : chirurgie mitrale 37%, chirurgie aortique 37%, et pontage coronarien 36%.
L’étude met en évidence une diminution de l’incidence d’insuffisance rénale aigue dans le groupe recevant des acides aminés (26.9 % versus 31.7 %, risque relatif 0.85, intervalle de confiance à 95 % [0,77 ;0,94] p = 0,002).
Il semble également exister un effet bénéfique sur la sévérité de l’insuffisance rénale : 29 patients (1.6 %) ont présenté une insuffisance rénale aigue KDIGO 3 contre 52 (3.0 %), risque relatif 0,56, intervalle de confiance à 95 % [0,35 ; 0,87].
Aucune différence significative n’a été mise en évidence sur la mortalité (J180), la durée de séjour en réanimation ou à l’hôpital, la nécessité d’épuration extra-rénale, la durée d’épuration extra-rénale, la qualité de vie, la créatininémie médiane à J180.
Aucune différence significative en termes d’évènement indésirable dans les deux groupes.
Commentaires :
Comme l’indiquent les auteurs, l’insuffisance rénale aigue post-opératoire est une complication fréquente de la chirurgie cardiaque, et il existe un lien statistique entre sa survenue et la morbi-mortalité à long terme [1]. Les mesures de prévention font l’objet de recommandations [2] concernant le choix de la circulation extra-corporelle, les objectifs thermiques et hémodynamiques, et les mesures générales de néphroprotection issues des recommandations KDIGO [3]. Bien que des études précliniques et des études cliniques de petit effectif [4] aient suggéré un bénéfice rénal de l’administration pré-opératoire d’acides aminés, ces recommandations n’en font pas mention et ne proposent aucun traitement préventif particulier. Le rationnel physiopathologique sous-jacent est la modification de l’hémodynamique rénale médiée par les acides aminés permettant la compensation de l’ischémie médullaire rénale induite par la mise sous circulation extracorporelle, ayant pour conséquence des lésions tubulaires.
La question posée est donc physiopathologiquement et cliniquement pertinente, et le protocole d’étude est pragmatique et facilement applicable. Le critère de jugement principal est robuste et répond à la question posée. La positivité de l’étude doit-elle pour autant induire un changement de pratique ?
Parmi les limites méthodologiques, on note qu’environ 10% des patients ont bénéficié d’une hémofiltration per-procédurale. Or le critère de jugement principal repose uniquement sur la créatininémie ce qui est susceptible de modifier son incidence, sans toutefois induire de biais pour un des deux groupes. Le pic d’augmentation médiane de la créatinine dans le groupe placebo vs acides aminés est observé à J2 avec une différence très faible (respectivement environ 1,05 mg/dL vs 1 mg/dL) dont la relevance clinique est discutable. Les critères KDIGO de diurèse n’ont pas été inclus dans le critère de jugement principal, mais une analyse de sensibilité les incluant ne modifie pas la signification statistique des résultats.
Ensuite, les données recueillies ne permettent pas de vérifier la conformité des pratiques avec les recommandations [2] ce qui peut également modifier l’incidence du critère de jugement principal, mais qui, sur l’effectif d’étude et l’aveugle, n’est probablement pas de nature à induire un biais. L’étude portant intrinsèquement sur l’hémodynamique rénale, il aurait été informatif d’avoir accès aux données hémodynamiques et d’oxygénation per-opératoires et en particulier la gestion du débit de circulation extra-corporelle.
Enfin, aucun critère de jugement secondaire, en particulier concernant la fonction rénale, le recours à l’épuration extra-rénale et la mortalité à J180, n’est statistiquement significatif. Or l’argumentaire motivant la réalisation de l’étude est qu’une réduction de l’insuffisance rénale péri-opératoire doit permettre une réduction de la morbi-mortalité. Comme le soulignent les auteurs dans la discussion, le seul marqueur de dysfonction rénale utilisé est la créatininémie. Aucun marqueur spécifique de dysfonction tubulaire n’a été dosé, or il s’agit de la partie du néphron la plus sujette à l’ischémie rénale, et la dysfonction tubulaire infraclinique est corrélée à la morbi-mortalité à long terme [5]. Les données recueillies ne permettent pas de savoir si la moindre incidence d’insuffisance rénale aigue péri-opératoire est uniquement fonctionnelle (mobilisation de la « réserve néphronique »), ou s’il existe bien une diminution des lésions tubulaires rénales. Le suivi à long terme n’a pas permis d’avoir accès à la créatininémie à 6 mois chez environ 65 % des patients et n’apporte pas d’élément supplémentaire pour répondre à cette question.
En revanche, l’intervention n’a été conduite que pour une durée médiane de 30 h ce qui est pénalisant pour le groupe traité et donc de nature à renforcer la significativité de l’étude. Les études de sensibilité, en per protocole et en traitement reçu ne modifient pas les résultats.
Points forts :
- Effectif important
- Méthodologie robuste
- Validité externe : essai multicentrique international
- Pragmatique
Points faibles :
- Durée de suivi courte pour l’évaluation de la morbi-mortalité à long terme, qui est la question indirectement posée par les auteurs
- Données sur la fonction rénale manquantes à J180
Implications et conclusions :
L’administration intraveineuse d’acides aminés permet de réduire la survenue d’une insuffisance rénale aigue en péri-opératoire de chirurgie cardiaque. Cet effet observé ne semble pas avoir d’impact à court et long terme sur la morbi-mortalité. Le mécanisme - fonctionnel ou néphroprotecteur - qui sous-tend cette réduction
demeure incertain. Ainsi, bien que les résultats de l’étude PROTECTION soient intéressants pour ce qui concerne la réduction de l’incidence de l’insuffisance rénale aiguë selon les critères de la créatinine sérique après chirurgie cardiaque, les effets rapportés liés à une perfusion courte d’acides aminés ne semblent pas de nature à modifier les pratiques actuelles sans plus de précisions et d’informations.
Références cités dans les commentaires
- Boyer N, Eldridge J, Prowle JR, Forni LG. Postoperative Acute Kidney Injury. Clin J Am Soc Nephrol. 2022 Oct;17(10):1535-1545. doi: 10.2215/CJN.16541221. Epub 2022 Jun 16. PMID: 35710717; PMCID: PMC9528271.
- Brown, Jeremiah R. PhD, MS; Baker, Robert A. PhD, CCP; Shore-Lesserson, Linda MD; Fox, Amanda A. MD, MPH§; Mongero, Linda B. CCP; Lobdell, Kevin W. MD; LeMaire, Scott A. MD; De Somer, Filip M. J. J. PhD, EBCP; Wyler von Ballmoos, Moritz MD, PhD; Barodka, Viachaslau MD; Arora, Rakesh C. MD, PhD; Firestone, Scott MS; Solomon, Richard MD; Parikh, Chirag R. MD, PhD; Shann, Kenneth G. CCP; Hammon, John MD. The Society of Thoracic Surgeons/Society of Cardiovascular Anesthesiologists/American Society for Extracorporeal Technology Clinical Practice Guidelines for the Prevention of Adult Cardiac Surgery–Associated Acute Kidney Injury. Anesthesia & Analgesia 136(1):p 176-184, January 2023. | DOI: 10.1213/ANE.0000000000006286
- Acute Kidney Injury Work Group. Kidney Disease: Improving Global Outcomes (KDIGO). KDIGO clinical practice guideline for acute kidney injury. Kidney Int. 2012;2(suppl 1):1–138
- Kazawa M, Kabata D, Yoshida H, et al. Amino acids to prevent cardiac surgery-associated acute kidney injury: a randomized controlled trial. JA Clin Rep 2024; 10: 19.
- Parikh CR, Coca SG, Thiessen-Philbrook H, et al. Postoperative biomarkers predict acute kidney injury and poor outcomes after adult cardiac surgery. J Am Soc Nephrol 2011; 22: 1748-57.
CONFLIT D'INTÉRÊTS
Article commenté par Dr Pierrick Bauduin, Chef de Clinique Assistant, Médecine Intensive-Réanimation, CHU de Caen et Pr Damien du Cheyron, Médecine Intensive-Réanimation, CHU de Caen.
Le contenu des fiches REACTU traduit la position de leurs auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.
Envoyez vos commentaires/réactions à bauduin-p@chu-caen.fr, ducheyron-d@chu-caen.fr et à la CERC.
CERC
G. LABRO (Secrétaire)
S. BOURCIER
A. BRUYNEEL
C. DUPUIS
S. GENDREAU
S. GOURSAUD
G. FOSSAT
N. HIMER
T. KAMEL
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A. ROUZÉ
V. ZINZONI