Intubateur précoce : lever le tabou, oser en parler

14/11/2024
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Texte

Mellado-Artigas, R., Borrat, X., Ferreyro, B.L. et al. Effect of immediate initiation of invasive ventilation on mortality in acute hypoxemic respiratory failure: a target trial emulation. Crit Care 28, 157 (2024)

Texte
Question évaluée :

Quel est l’impact de l’intubation dans les 48 heures de l’admission en réanimation des patients présentant une insuffisance respiratoire hypoxémique sur la mortalité à un an ?

Type d’étude :

Monocentrique observationnelle rétrospective à partir de la base de données MIMIC-IV (Medical Information Mart for Intensive Care IV) comprenant plus de 60 000 patients admis dans les réanimations (médicales, polyvalentes, et unités de soins intensifs de cardiologie) du Beth Israel Deaconess Medical Center, Boston Massachussetts, USA, entre 2008 et 2019 (1).

Population étudiée :

Patients de la base MIMIC-IV présentant une insuffisance respiratoire hypoxémique avec un rapport SpO2/FIO2<200 et une SpO2<97% (oxygène administré par masque facial, oxygénothérapie à haut débit ou ventilation non invasive) dans les 48h suivant leur admission en réanimation.

Critères d’exclusion :

  • Patients déjà intubés à l’admission
  • Décision de limitation thérapeutique
  • Indication potentielle d’intubation urgente :
    • Fréquence respiratoire>39 cycles/min
    • Echelle de coma de Glasgow≤12
    • SpO2/FIO2<80
Méthode :

Il s’agit d’un essai émulé, visant à imiter un essai randomisé contrôlé à partir de données observationnelles. Les auteurs ont comparé une stratégie d’intubation précoce (dans l’heure où les patients remplissaient les critères d’inclusion) à un report de l’intubation (les patients n’étaient pas intubés dans l’heure suivant les critères d’inclusion, mais certains étaient intubés par la suite).

Les patients non-intubés étaient à nouveau évalués l’heure suivante s’ils présentaient encore les critères d’inclusion et une nouvelle comparaison entre les intubés au cours de cette 2ème heure et les autres était effectuée. Le processus était ainsi répété à chaque heure jusqu’à la 48ème heure.

Critère de jugement principal : mortalité à 1 an

Critères de jugement secondaires : mortalité à 30 jours, durée de séjour en réanimation et à l’hôpital.

A chaque heure la probabilité d’être intubé était calculée par un score de propension (incluant les variables considérées comme associées à la décision d’intubation : âge ; temps depuis inclusion ; comorbidités ; FiO2 ; SpO2/FiO2 ; fréquence respiratoire ; Glasgow ; vasopresseurs, unité d’admission)

L’analyse principale était un modèle de Cox pondéré sur la probabilité inverse de recevoir le traitement (score de propension) et ajusté sur les variables considérées comme associées à la mortalité : les pressions artérielles systolique, diastolique, moyenne, la température, la créatininémie, la bilirubinémie et sur les plaquettes.

Les analyses de sensibilités comprenaient :

  • Des analyses de sous-groupes : patients les plus hypoxémiques à l’inclusion, avec un score de ROX<4,88 (2) ; 5 sous-groupes en fonction du délai entre l’inclusion et l’intubation au cours des 48h ; patients admis en réanimation médicale ; patients sans données manquantes
  • Une méthode de pondération de probabilité inverse augmentée (augmented inverse probability weighting ou AIPW)
  • Une méthode d’estimation ciblée par maximum de vraisemblance (Targeted maximum likelihood estimation)
  • Une pondération par probabilité inverse de traitement chez les patients qui présentent un chevauchement de leur score
Résultats essentiels :

Sur les 2996 patients inclus, 779 (26%) ont été intubés dans les 48h, à une médiane [IQR]de 0 [0-4] heures suivant les critères d’inclusion. La mortalité non-ajustée à 30 jours et à un an étaient plus importante chez les patients intubés (respectivement 29,8% vs.24,0%, p<0,001 et 43,8% vs 38,2%, p=0,008).

L’analyse principale (modèle de Cox pondéré, ajusté), incluant les 38 353 observations réalisées au cours des 48 heures suivant l’inclusion, retrouvait une diminution de la mortalité dans le groupe intubé avec un risque relatif à 0,81 [CI95% 0,68 ;0,96, p=0,008].   

Parmi la multitude d’analyse de sensibilité, seule l’analyse AIPW retrouvait un bénéfice à l’intubation sur la mortalité à un an. Toutes les autres analyses ne retrouvaient pas de différence significative de mortalité à 30 jours ou à un an entre les deux groupes.

En analyse ajustée, la durée de séjour en réanimation et à l’hôpital des patients intubés était en médiane plus longue de 2 jours que celle des patients non-intubés (statistiquement significatif). Cette différence était encore plus importante lorsque que l’on considérait le sous-groupe des patients survivants avec une différence médiane de 5 jours pour la durée de séjour en réanimation et de 3 jours pour celle à l’hôpital.

Commentaires :

La question du timing de l’intubation des patients hypoxémiques est très pertinente puisqu’elle se pose quotidiennement en réanimation avec la crainte de deux écueils : intuber « trop tôt » un patient qui se serait amélioré et le soumettre aux complications potentielles de la ventilation invasive (intubation compliquée (3), effets secondaires de la sédation, alitement prolongé, lésions induites par la ventilation, pneumopathies liées aux soins etc.) ou au contraire, retarder l’intubation de manière indue et risquer les lésions pulmonaires auto-infligées par le patient avant la ventilation invasive (4); l’épuisement respiratoire ; l’intubation en urgence dans de mauvaises conditions etc.

L’approche choisie par les auteurs avec la prise en compte de la réévaluation horaire des patients non-intubés est aussi proche de la pratique clinique. Cependant la complexité de l’analyse statistiques avec la multiplicité des analyses de sensibilités n’aboutissant pas toutes aux mêmes conclusions complique la compréhension et l’interprétation des résultats. Notamment, la manière dont la prise en compte des mesures répétées chez un même patient impactait l’analyse de la mortalité pourrait être éclaircie : chaque patient comptait en médiane pour 6 observations (aboutissant à une analyse de presque 40 000 observations chez 2996 patients). En cas de décès, est-ce que cela était compté comme autant de décès que d’observations réalisées pour un patient donné ? S’il est possible d’évaluer un patient plusieurs fois, il est rare de mourir plusieurs fois ! Les patients intubés de manière différée comptent finalement en partie dans le groupe des patients non-intubés (dans les heures avant l’intubation) puis dans le groupe des patients intubés à partir de l’heure de l’intubation. Le corolaire est que le groupe des patients intubés comprend des patients intubés précocement et des patients avec une intubation différée, voire retardée. Il n’y a d’ailleurs pas d’information sur le nombre de patients qui ont été intubés après la 48ème heure qui pourraient avoir un pronostic plus péjoratif (5).

Comme dans toutes les études observationnelles, les auteurs sont limités par le jeu de données recueillies et il n’est pas possible de prendre en compte les « unmeasured confoundings » c’est-à-dire les variables qui auraient un impact sur l’analyse mais qui n’ont pas été collectées. Parmi celles-ci, certaines données objectives telles que la raison d’admission, la cause de l’hypoxémie, les gaz du sang artériels, un score de dyspnée manquent cruellement. Par ailleurs, la décision d’intubation repose aussi sur des variables plus subjectives que le clinicien intègre intuitivement et qui sont extrêmement difficiles à capturer dans un recueil de données (6). De plus, certaines variables d’ajustement sont discutables puisque les auteurs ont utilisé à la fois les pressions artérielles systolique, moyenne et diastoliques qui sont bien entendu colinéaires.

Quelques soient les limites des résultats, une interprétation mesurée serait qu’il n’est pas délétère d’intuber les patients hypoxémiques précocement et qu’en cas de décision de retarder l’intubation, une réévaluation régulière est bien entendue nécessaire.

Points forts :

  • Question pertinente du quotidien clinique
  • Base de données granulaire de qualité avec mesures répétées chaque heure
  • Utilisation de techniques statistiques avancées

Points faibles :

  • Analyse rétrospective et observationnelle avec des variables importantes non collectées
  • Base de données monocentrique : manque de validité externe, peu de recours à l’oxygénation humidifiée haut débit (~5%)
  • Résultats non homogènes pour les analyses de sensibilité diminuant la robustesse des conclusions
  • Crédibilité de l’effet sur la mortalité à 1 an de l’intubation ?
Implications et conclusions :

Les résultats de cette étude comportent trop d’incertitudes pour recommander une intubation dès que les patients présentent un rapport SpO2/FiO2<200.

On peut cependant retenir que l’intubation précoce n’est pas forcément délétère sur le pronostic des patients.


Références cités dans les commentaires : 

  1. Johnson AEW, Bulgarelli L, Shen L, Gayles A, Shammout A, Horng S, et al. MIMIC-IV, a freely accessible electronic health record dataset. Sci Data. 2023 Jan 3;10(1):1.
  2. Roca O, Caralt B, Messika J, Samper M, Sztrymf B, Hernández G, et al. An Index Combining Respiratory Rate and Oxygenation to Predict Outcome of Nasal High-Flow Therapy. Am J Respir Crit Care Med. 2019 Jun 1;199(11):1368–76.
  3. Russotto V, Myatra SN, Laffey JG, Tassistro E, Antolini L, Bauer P, et al. Intubation Practices and Adverse Peri-intubation Events in Critically Ill Patients From 29 Countries. JAMA. 2021 Mar 23;325(12):1164–72.
  4. Brochard L, Slutsky A, Pesenti A. Mechanical Ventilation to Minimize Progression of Lung Injury in Acute Respiratory Failure. Am J Respir Crit Care Med. 2017 Feb 15;195(4):438–42.
  5. Kangelaris KN, Ware LB, Wang CY, Janz DR, Zhuo H, Matthay MA, et al. Timing of Intubation and Clinical Outcomes in Adults With Acute Respiratory Distress Syndrome*. Critical Care Medicine. 2016 Jan;44(1):120.
  6. Laghi F, Shaikh H, Caccani N. Basing intubation of acutely hypoxemic patients on physiologic principles. Annals of Intensive Care. 2024 Jun 12;14(1):86.

CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article Commenté par Tài Pham, Médecine Intensive-Réanimation, CHU de Bicêtre, France.

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