Vers un usage raisonné des écrans ?

08/03/2024
Image
Image
Texte

Video versus Direct Laryngoscopy for Tracheal Intubation of Critically Ill Adults (DEVICE study), Prekker ME et al. NEJM 2023. DOI: 10.1056/NEJMoa2301601.

Texte
Question évaluée :
Impact du choix de la technique de laryngoscopie (vidéo-laryngoscopie ou laryngoscopie directe) sur le taux de succès de l’intubation à la première tentative des patients en état critique (médecine d’urgence ou réanimation).
Type d’étude :

Essai pragmatique randomisé contrôlé multicentrique nord-américain en simple aveugle en deux groupes parallèles.

Population étudiée :

Patients de 18 ans et plus, admis en réanimation ou service d’accueil des urgences, et nécessitant une intubation oro-trachéale avec un laryngoscope. Les patients étaient exclus en cas de décision du praticien en charge du patient d’utiliser ou non un vidéo-laryngoscope ou une laryngoscopie directe au premier essai, d’une intubation immédiate ne pouvant attendre le résultat de la randomisation, de femme enceinte ou de majeur protégé.

Méthode :

Les patients ont été randomisés à partir d’enveloppes opaques avec un ratio 1:1 par blocs de tailles variables et stratifiée par site, entre une intubation conduite en première intention par vidéo-laryngoscopie ou laryngoscopie directe.

Le calcul du nombre de sujets nécessaires était évalué à 2000, basé sur une hypothèse de succès d’intubation au premier essai en laryngoscopie directe de 80%, une différence absolue de 5%, un risque a de 5%, une puissance statistique 1-b de 90% et un taux de perdus de vue de 4%.

Une analyse intermédiaire était prévue dans le protocole initial à mi-inclusions (1000 patients), avec comme critère d’arrêt une différence significative avec un p<0.001.

Le choix de la taille de la lame était laissé à la discrétion du praticien, tout comme l’utilisation d’un long mandrin béquillé ou d’un stylet, la taille de la sonde d’intubation, les agents utilisés pour l’induction anesthésique, le positionnement du patient et la méthode de pré-oxygénation.

Le critère de jugement principal était le succès d’intubation à la première tentative de laryngoscopie, selon la technique utilisée, défini comme la mise en place de la sonde d’intubation en position endo-trachéale après une seule insertion d'une lame de laryngoscope dans la bouche, et, soit une seule insertion de la sonde d’intubation dans la bouche, soit une seule insertion d'un long mandrin béquillé dans la bouche suivie d'une seule insertion d'une sonde d’intubation dans la bouche. L’analyse principale était présentée en intention de traiter et sans ajustement.

Le seul critère de jugement secondaire pré-spécifié comprenait la survenue d’une complication sévère entre l’induction et 2 minutes après l’intubation : hypoxémie sévère (SpO2<80%), hypotension sévère (PAS<65mmHg), introduction ou hausse des vasopresseurs, arrêt cardiaque ou décès.

Les autres critères rapportés sont la visibilité glottique évaluée par le score de Cormack-Lehane, le taux de complications sévères et le taux de succès à la première laryngoscopie sans survenue de complication sévère.

Des analyses de sensibilité incluant notamment l’effet centre, l’expérience préalable de l’opérateur et sa spécialité étaient planifiées.

Résultats essentiels :

Les intubations réalisées dans l’essai l’ont été par 387 opérateurs différents qui ont effectué au moins une intubation. La plupart (91.5%) des intubations ont été réalisées par des internes aux urgences ou en soins intensifs, avec une expérience moyenne de 50 intubations trachéales antérieures à l’étude [IQ, 25 à 92] dont une proportion de vidéo-laryngoscopie de 0.69 [0.50-0.80].

Le succès d’intubation à la première tentative était de 85.1% (600/705 patients) dans le groupe vidéo-laryngoscope et 70.8% (504/712 patients) du groupe laryngoscopie directe (différence de risque absolu :14.3% ; IC 95 %, 9.9 à 18.7 ; P<0,001).

Les résultats étaient similaires dans les analyses de sensibilité prévues.

Au total, 151 patients (21.4%) du groupe vidéo-laryngoscope et 149 patients (20.9%) du groupe laryngoscopie directe ont présenté une complication sévère (différence de risque absolu : 0.5% ; IC 95%, -3.9 à 4.9).

Une intubation réussie à la première tentative sans complication sévère a été obtenue chez 484 patients (68.7%) dans le groupe vidéo-laryngoscope et chez 420 patients (59.0%) dans le groupe laryngoscope direct (différence de risque absolu : 9.7% ; IC 95%, 4.5 à 14.8).

L'échec d'intubation de la trachée à la première tentative en raison d'une visualisation insuffisante des cordes vocales est survenu chez 26 patients (3.7%) du groupe vidéo-laryngoscope et 123 patients (17.3%) du groupe laryngoscopie directe (différence de risque absolu : -13.6% ; IC 95%, -16.8 to -10.3), alors que l’échec par défaut d’intubation des cordes vocales avec un long mandrin béquillé ou un stylet dans la sonde était de 7,0 % dans le groupe vidéo-laryngoscope contre 7,2 % dans le groupe direct (différence de risque absolu : -0.2 %. IC 95% -3.0 à 2.6).

Commentaires :

Les données de la littérature restent parfois discordantes quant au bénéfice de la vidéo-laryngoscopie chez les patients de soins critiques (1, 2). Bien que sa pratique reste minoritaire en fonction des services (3), son utilisation devient de plus en plus large depuis sa démocratisation pendant la pandémie COVID. Cette étude permet d’apporter une information majeure chez les patients de soins critiques.

Les analyses exploratoires semblent montrer que ce bénéfice est particulièrement présent chez les professionnels avec une expérience limitée (<100 intubations antérieures, Figure S4) et notamment par vidéo-laryngoscopie (<25% d’intubations par vidéo-laryngoscopie, Figure S5).

La grande majorité des intubations (env. 95%) ont été réalisées avec des aides comme un stylet (55.2 vs 47.6%) ou un long mandrin béquillé (42.1 vs 47.1%), entre les groupes vidéo-laryngoscopie vs laryngoscopie directe, respectivement.

La fréquence de survenue de complications sévères était identique entre les 2 groupes (Table S14), tout comme celle de complications mineures (Tables 3 et S16).

Points forts :

  • Cette étude à la méthodologie robuste permet de proposer la supériorité de la vidéo-laryngoscopie pour le succès de l’intubation oro-trachéale au premier essai des patients de soins critiques.
  • Ce résultat est particulièrement prégnant si elle est réalisée par des internes de médecine d’urgence avec une expérience limitée de l’intubation et de l’utilisation de la vidéo-laryngoscopie.
  • Les analyses secondaires permettent de suggérer une absence de différence en termes de complications sévères ou non.

Points faibles :

  • La majorité des intubations ont été réalisées en premier lieu par des internes de médecine d’urgence, avec des résultats probablement non superposables avec des médecins séniors ou des internes de médecine intensive-réanimation ou anesthésie-réanimation et médecine péri-opératoire dont les formations et pratiques de l’intubation sont différentes.
  • Les résultats ne s’appliquent qu’aux praticiens nord-américains dont les cursus de formation sont très certainement différents des nôtres.
  • La quasi-totalité des intubations ont été réalisées avec l’aide de longs mandrins béquillés ou de stylets, ce qui rend les résultats applicables qu’à ces cas précis.
  • L’impact de la taille de la lame de laryngoscope n’a pas été intégrée dans les analyses de sensibilité. Or, cette information pourrait avoir un impact non négligeable sur les résultats comme suggéré dans 2 études observationnelles (4, 5).
  •  Le type de vidéo-laryngoscope utilisé n’a pas été exploré dans les analyses de sensibilité. Les design, courbure, maniabilité, position de l’écran déporté ou encore l’existence d’un canal pouvant recevoir la sonde d’intubation peuvent varier et impacter les taux de succès d’intubation.
Implications et conclusions :

L’étude DEVICE est majeure. Elle apporte des informations cruciales quant à la réalisation de l’intubation des patients en état critique. Ces patients sont à haut risque de présenter des complications sévères pouvant menacer leur statut vital.

La vidéo-laryngoscopie semble améliorer le taux de succès de la première laryngoscopie, sans toutefois diminuer le taux de complications sévères et modérées (6).

Du point de vue du praticien, l’intubation au premier essai est un critère satisfaisant, améliorant le délai d’intubation de 10 secondes en moyenne. Du point de vue du patient, si aucune complication n’apparait, le bénéfice reste plus discutable.

Cependant, le taux de succès de la laryngoscopie première sans survenue de complication sévère semble être un critère plus pertinent. Bien que restant un critère de jugement secondaire, celui-ci semble amélioré par l’utilisation de la vidéo-laryngoscopie première (68.7 vs 59.0%, différence absolue 9.7% ; IC95% (4.5 à 14.8)).

Plusieurs questions restent en suspens :

- peut-on extrapoler ces résultats à tous les types de vidéo-laryngoscopes ? Trois types de vidéo-laryngoscopes ont été étudiés dans la présente étude : Storz C-Mac (Storz, Tuttlingen, Germany), McGrath Mac (Medtronic, Brampton, Ontario, Canada) et GlideScope (Verathon Medical, Bothell, WA, USA) pour lesquels les conditions d’utilisations et les résultats peuvent différer (7).

- quel est l’impact de la taille de la lame de laryngoscope sur les résultats de cette étude ? En effet, des études préliminaires suggèrent une non-équivalence des lames en termes de succès de la laryngoscopie première (4, 5).

- l’expérience et la « séniorité » de l’opérateur peuvent grandement influencer les résultats de la première laryngoscopie. La présente étude s’intéresse majoritairement aux internes de médecine d’urgence. Qu’en est-il des cliniciens d’autres spécialités, avec des formations différentes ?

- existe-t-il un impact de la pandémie de SARS-CoV-2 sur la pratique de l’intubation, avec notamment une démocratisation large de l’utilisation des vidéo-laryngoscopes en situations critiques ?

- une question récurrente reste en suspens : mais ne risque-t-on pas de perdre la connaissance et la pratique de la laryngoscopie directe qui peut rester primordiale en l’absence de vidéo-laryngoscope, ou de déficience du dispositif… ?  

Texte

CONFLIT D'INTÉRÊTS

Article commenté par Thomas GODET, Pôle de Médecine Péri-opératoire, Anesthésie-Réanimation, CHU de Clermont-Ferrand, France

L'auteur ne déclare pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position de l'auteur, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

Envoyez vos commentaires/réactions à l'auteur (tgodet@chu-clermontferrand.fr) et à la CERC.

Texte

CERC

G. LABRO (Secrétaire)
S. BOURCIER
A. BRUYNEEL
C. DUPUIS
S. GENDREAU
S. GOURSAUD
G. FOSSAT
N. HIMER
T. KAMEL
O. LESIEUR
A. ROUZÉ
V. ZINZONI