
d'Aranda E, Pons S, Chelly J, Atchade E, Bonnet L; SFAR Sustainable Development Committee; Dahyot-Fizelier C; SFAR Critical Care Committee; Kamel T, Giannoni F, Collange O, Besnier E, Schoeffler M, Mayeur N, Quere PL, Marecal L, Pernod C, Geay C, Esnault P, Cinotti R; SFAR Research Network; Cesana M, Cungi PJ. Discarded intravenous medication in the ICU: the GAME-OVER multicenter prospective observational study. Crit Care. 2025 Feb 21;29(1):84. doi: 10.1186/s13054-025-05299-6. PMID: 39985053; PMCID: PMC11846455.
Question évaluée :
Quelle est l’ampleur du gaspillage de médicaments intraveineux (GMI) en réanimation adulte en France, quels en sont les facteurs de risque et son coût pour le système de santé ?
Type d’étude :
Étude observationnelle prospective multicentrique, à visée descriptive et analytique.
Population étudiée :
1076 patients hospitalisés dans 81 unités de soins intensifs adultes en France, inclus sur une journée au choix entre novembre 2022 et mars 2023. 1048 patients ont été analysés après exclusion pour opposition au recueil.
Méthode :
Observation un jour donné (24 heures) par centre.
Recueil systématique des volumes de médicaments IV préparés et jetés, avec identification des causes de gaspillage (erreur de préparation, modification de prescription, arrêt du traitement, etc.).
Exclusion des électrolytes, solutés, colloïdes et poches de perfusion.
Analyse multivariée pour identifier les facteurs prédictifs de GMI (caractéristiques patients et structures).
Estimation du coût basé sur les 25 médicaments les plus fréquemment jetés, extrapolé aux données nationales.
Résultats essentiels :
- Le profil des 81 réanimation de l’étude était : 56% polyvalente, 36% chirurgicale, 6% médicale et 3% unités de traitement des brûlés.
- Les critères d’admission étaient les suivants : motif médical (52,3%), chirurgie urgente (23,6%), chirurgie programmée (15,8%), traumatologie (8,33%).
- Sur 408,9 L de médicaments IV préparés, 43,8 L ont été gaspillés soit 10,7 % de gaspillage (IC 95 % : 9,9–11,5).
- 2007 contenants (30,8 %) avaient un résidu > 2 mL ; 6,5 % ont été jetés alors qu’ils étaient quasiment pleins.
- 90 % du gaspillage est dû à 25 médicaments clés, dont le top 5 est : Noradrénaline, propofol, insuline, héparine, sufentanil
- Les raisons principales du gaspillage étaient : modification de prescription (27 %), arrêt du traitement (20 %), préparation en avance non utilisée (10 %).
- Les médicaments avec le plus fort pourcentage de volume gaspillé/préparé étaient : 68% pour l’adrénaline, 30% pour la noradrénaline et 30% pour la dobutamine.
- 61% des infirmiers (IDE) interrogés signalaient parfois préparer des médicaments non prescrits et 20% indiquaient changer systématiquement toutes les seringues à un moment prédéfini de la journée.
- Facteurs de risque indépendants associés à un GMI accru :
Admissions chirurgicales programmées (OR 1,81 IC 95 % : 1,24-2,64)
Score SOFA ≥ 7 (OR 1,56 IC 95 % : 1,12-2,19)
Intubation trachéale (OR 2,14 IC 95 % : 1,57-2,92)
Épuration extrarénale (OR 1,62 IC 95 % : 1,06-2,5)
IMC élevé (OR 1,02 par kg/m² IC 95 % :1-1,04)
- Coût estimé du gaspillage médicamenteux en réanimation en France : 2 737 163 € / an, soit 1,64 € par patient et par jour.
Commentaires :
Cette étude rigoureuse fournit les premières données nationales sur le gaspillage de médicaments IV en réanimation, avec une méthodologie solide. Le taux global de gaspillage (10,7 %) reste modéré comparé à d’autres secteurs comme le bloc opératoire, où il peut dépasser 30 %(2,3). Le profil des médicaments jetés (sédatifs, vasopresseurs, insuline) reflète bien les spécificités du soin critique, mais soulève plusieurs enjeux pratiques.
Un biais important réside dans la proportion notable d’admissions chirurgicales programmées, situation où les soignants préparent fréquemment de manière systématique plusieurs médicaments avant l’évaluation complète du patient. Cette anticipation, bien que motivée par le souci d’efficacité, conduit à des modifications rapides de prescription et donc à un risque accru de gaspillage. Cette pratique doit être interrogée et réévaluée à la lumière des enjeux de durabilité.
Par ailleurs, l’étude ne tient pas compte de la concentration des médicaments jetés, or certains protocoles, notamment pour la noradrénaline très diluée (souvent à 10 µg/mL), impliquent des volumes de perfusion importants pour des doses très faibles. Cela peut surestimer le gaspillage en volume sans refléter une perte significative de substance active ou de coût.
L’enquête menée auprès des soignants révèle également que certains services appliquent encore des pratiques telles que le renouvellement systématique des seringues ou des perfusions toutes les 24 heures, sans indication clinique claire. Cette habitude, non fondée sur des recommandations, contribue à augmenter artificiellement les volumes de médicaments jetés. Cette pratique est décrite supérieure à 20% dans cette étude.
Enfin, il est important de souligner que certains facteurs de risque identifiés comme « indépendants », tels que l’admission chirurgicale programmée, ne sont pas immuables. Ils traduisent surtout des pratiques organisationnelles qui peuvent évoluer : adapter les volumes préparés, différer la préparation jusqu’à la stabilisation du patient, éviter les protocoles standardisés trop rigides, etc.
Des actions ciblées semblent possibles à la manière des succès rapportés d’action de « Green Team ».(4,5) Ces équipes multidisciplinaires pourraient notamment optimiser les protocoles de prescription dans les situations les plus à risque de gaspillage (retour de bloc opératoire, intubation, patient grave…), peut être via l’utilisation de seringue pré remplie(6) pour certains médicaments préparés mais peu utilisés. Une réflexion sur le gaspillage lié aux modifications de prescription (la cause majeure de gaspillage dans ce travail à 27%) pourrait être menée au sein des services, notamment par ces Green Team. Ceci plaide aussi pour la présence de pharmacien clinicien au sein des Green Team(7,8) en vue d’uniformiser les prescriptions dans ces situations et de réduire le risque de changement précoce et donc de gaspillage.
Points forts :
Très large échantillon multicentrique, représentatif des réanimations françaises.
Méthodologie pragmatique, en situation réelle.
Analyse multivariée robuste et estimation des coûts nationaux.
Données exploitables pour la construction de stratégies durables.
Points faibles :
Observation limitée à 24 h par centre : possible biais saisonnier ou organisationnel.
Exclusion des solutés, poches, matériels, et temps infirmier → sous-estimation probable du gaspillage total.
Données de prix issues de seulement 3 hôpitaux → extrapolation économique perfectible.
Absence de mesure directe d’impact environnemental (pas de données d’analyse en cycle de vie (ACV) ni CO₂e).
Absence de description de la variabilité du GMI entre les centres ou de prise en compte d’un effet sur le centre dans la modélisation
Implications et conclusions :
Le gaspillage de médicaments IV en réanimation est fréquent (10%) et coûteux.
Certaines situations et certains médicaments semblent particulièrement associés au risque de gaspillage.
L'optimisation de la prescription, le recours aux seringues pré-remplies, la formation des équipes, et l'intégration des pharmaciens en réanimation au sein de Green Team multidisciplinaires sont autant de leviers pour réduire cette perte et renforcer la durabilité des soins critiques.
« Right prescription: the right patient––the right medication––the right route––the right time––the right dose––and now the right environmental impact”
Références cités dans les commentaires:
- d’Aranda E, Pons S, Chelly J, Atchade E, Bonnet L, SFAR Sustainable Development Committee, et al. Discarded intravenous medication in the ICU: the GAME-OVER multicenter prospective observational study. Crit Care Lond Engl. 21 févr 2025;29(1):84.
- Barbariol F, Deana C, Lucchese F, Cataldi G, Bassi F, Bove T, et al. Evaluation of Drug Wastage in the Operating Rooms and Intensive Care Units of a Regional Health Service. Anesth Analg. 1 mai 2021;132(5):1450‑6.
- Weinger MB. Drug wastage contributes significantly to the cost of routine anesthesia care. J Clin Anesth. nov 2001;13(7):491‑7.
- Gisbert-Mora C, Sablé S, Vinclair C, Pillot J, Rozé H. How a green team can rapidly lower the carbon footprint of paracetamol route use in intensive care. Intensive Care Med. sept 2024;50(9):1506‑7.
- Trent L, Law J, Grimaldi D. Create intensive care green teams, there is no time to waste. Intensive Care Med. avr 2023;49(4):440‑3.
- van Gelder TG, Lalmohamed A, Dorst-Mooiman KD, Dekker JC, Schinkel MJ, Sikma MA, et al. Drug waste of ready-to-administer syringes in the intensive care unit: Aseptically prepared syringes versus prefilled sterilized syringes. Eur J Pharm Sci Off J Eur Fed Pharm Sci. 1 déc 2023;191:106590.
- Leguelinel-Blache G, Nguyen TL, Louart B, Poujol H, Lavigne JP, Roberts JA, et al. Impact of Quality Bundle Enforcement by a Critical Care Pharmacist on Patient Outcome and Costs. Crit Care Med. févr 2018;46(2):199‑207.
McKenzie C, Spriet I, Hunfeld N. Ten reasons for the presence of pharmacy professionals in the intensive care unit. Intensive Care Med. janv 2024;50(1):147‑9.
CONFLIT D'INTÉRÊTS
Article commenté par Thomas Frapard, Médecine Intensive-Réanimation, Hôpital Henri Mondor, APHP, Créteil, France. Pour le groupe REAGIR, SRLF
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