Délai à l’instauration de l’épuration extra-rénale : le réveil de la belle au bois dormant ?

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Renal replacement therapy initiation strategies in comatose patients with severe acute kidney injury : a secondary analysis of a multicenter randomized controlled trial. T Rambaud, D Hajage, D Dreyfuss, et al. Feb 26, 2024. Intensive Care Medicine 2024; 50(3):385-394. DOI: 10.1007/s00134-024-07339-1.

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Question évaluée   

Le timing de l’initiation de l’épuration extra-rénale (entre une stratégie retardée conventionnelle et une stratégie plus retardée) modifie-t-il la probabilité de réveil des patients de réanimation comateux et en insuffisance rénale aiguë sévère ?

Type d’étude

Etude secondaire de l’essai randomisé contrôlé multicentrique AKIKI2, évaluant 2 stratégies d’initiation retardée et plus retardée de l’épuration extra-rénale en réanimation [1].

Population étudiée 

Patients de réanimation avec insuffisance rénale aiguë de grade 3 de la classification KDIGO, traités par catécholamine et/ou ventilation mécanique, et présentant les critères clinico-biologiques suivants : diurèse < 0.3 ml/kg/h pendant 3 jours ou plus, ou une urée plasmatique > 40 mmol/L et < 50 mmol/L.

Pour cette étude secondaire, étaient sélectionnés les patients comateux au moment de l’inclusion, soit ceux ayant un score RASS < -3 (absence de réponse à la stimulation verbale ou physique) [2].

Méthode

Les interventions de l’étude sont celles de l’essai AKIKI 2, soit une stratégie d’initiation de l’épuration extra-rénale retardée conventionnelle (i.e. initiation immédiate devant une urée > 40 mmol/L) ou une stratégie plus retardée, limitée à la survenue d’une urémie > 50 mmol/L ou d’une autre urgence métabolique (hyperkaliémie, acidose métabolique sévère, surcharge hydrosodée avec OAP).

Pour les besoins de l’étude, les auteurs ont défini 5 états neurologiques, sur la base du score RASS. Ces 5 états étaient le décès, le coma (score RASS < -3), éveil incomplet (RASS entre -3 et -2), éveil complet (RASS entre -1 et +1), et agitation (score RASS > +1). Les scores RASS étaient mesurés tous les jours (à la même heure dans chaque centre) entre l’inclusion et J28.

Le critère de jugement principal de l’étude était la rapidité (ou l’intensité) de la transition de l’état « coma » (défini comme pour l’inclusion) vers l’état « éveil », et était comparé entre les 2 bras d’allocation de l’essai AKIKI 2. La métrique évaluant cette intensité correspondait à un hazard ratio obtenu à partir d’un modèle de Markov, permettant l’estimation du risque de passer d’un état à un autre, ces états pouvant être transitoire et/ou réversible (sauf pour le décès), et dont la valeur numérique était estimée à l’aide d’un modèle de Cox. Le groupe de référence étant la stratégie retardée conventionnelle, une valeur < 1 de hazard ratio indiquait une probabilité plus faible de passer de l’état « coma » à l’état « éveil » dans le bras stratégie plus retardée de l’étude.

Parmi les objectifs secondaires, il y avait l’évaluation du temps passé dans chacun des 5 états neurologiques, de l’intensité de transition vers l’un de ces 5 états, de l’association entre le taux plasmatique d’urée et le risque d’être dans l’un des 5 états neurologiques, et de la durée jusqu’au sevrage de la ventilation mécanique.

Résultats essentiels

90 patients dans le bras stratégie retardée conventionnelle et 78 patients dans le bras stratégie plus retardée ont été inclus dans l’analyse. Ces patients présentaient des caractéristiques comparables lors de leur inclusion dans l’essai AKIKI2. La majorité des patients étaient sous ventilation mécanique et recevaient des vasopresseurs, avec un score SOFA médian à 12.

Le taux d’utilisation tout comme le temps médian d’exposition aux sédatifs était comparable entre les bras. Cependant, les doses cumulées n’étaient pas collectées.

Le taux d’initiation de l’épuration était de 98% dans le bras stratégie retardée et de 85% dans le bras stratégie plus retardée, avec un délai médian d’initiation de l’épuration extra-rénale de 3h et de 40h respectivement (P<0.001).

Le résultat principal de l’étude montre un hazard ratio décrivant l’intensité de la transition de l’état « coma » à l’état « éveil » de 0.34 (intervalle de confiance à 95% 0.17–0.78, P=0.01), signant une probabilité plus faible à un instant donné de retrouver un état neurologique normal dans le bras stratégie plus retardée, comparativement à la stratégie retardée conventionnelle. Ce résultat est confirmé dans les analyses de sensibilité prédéfinies, en particulier portant sur les patients ne recevant pas de sédation.

Les résultats secondaires montrent un temps médian passé dans l’état « éveil » de 10 jours dans le bras retardé et de 7 jours dans le bras plus retardée (P=0.09). Les auteurs ont identifié une association statistiquement significative entre le taux d’urée plasmatique un jour donné et la probabilité de présenter l’état « éveil » le lendemain. Cependant, l’amélioration du devenir neurologique dans le bras retardé n’était pas associée à un temps plus court jusqu’au sevrage ventilatoire.

Commentaires

Cette étude porte sur une question importante de la stratégie optimale d’initiation de l’épuration extra-rénale chez les patients avec hyperurémie et coma. L’impact de l’insuffisance rénale aiguë sur la défaillance neurologique aiguë ne fait aucun doute, que ce soit par la toxicité directe des toxines urémiques, l’accumulation de traitement neurotoxiques ou encore le défaut de clairance des traitements sédatifs. Néanmoins, les recommandations actuelles portant sur le timing de l’initiation de l’épuration extra-rénale n’ont pas proposé de critères neurologiques (associés ou non au taux d’urée plasmatique) pour faire débuter l’épuration [3, 4]. Ces défaillances neurologiques sont porteuses d’une morbidité élevée, exposant le patient à la ventilation mécanique, à une durée de séjour en réanimation prolongée et probablement à un sur-risque de décès.

A contrario, l’épuration extra-rénale peut être aussi responsable d’une toxicité neurologique par le biais de shifts osmotiques accélérés entre les compartiments de distribution de l’eau corporelle (i.e. syndrome de déséquilibre), d’une réponse inflammatoire systémique à tropisme cérébrale ou encore liée aux conséquences hémodynamiques délétères secondaire à la circulation extra-corporelle [5].

L’ensemble de ces éléments justifiait l’évaluation de l’impact d’une stratégie retardée ou plus retardée sur le devenir neurologique des patients comateux en réanimation avec insuffisance rénale aiguë. Le résultat de l’étude, soutenu par une méthodologie rigoureuse (dans les limites de son caractère secondaire), montre qu’une stratégie retardée conventionnelle mène à un éveil plus fréquent et/ou plus précoce, comparativement à une stratégie plus retardée.

Néanmoins, une limite notable de ce travail est l’absence de données concernant les stratégies de gestion des sédations utilisées dans les unités participantes (arrêt quotidien ou titration sur le RASS) et l’absence de données concernant les doses reçues de sédatifs.

Points forts
  • Randomisation des interventions (en lien avec l’étude princeps)
  • Critère de jugement principal pertinent
  • Méthodologie adaptée avec le modèle semi-Markovien permettant l’évaluation des transitions entre des états cliniques multiples, et la prise en compte du risque compétitif du décès dans l’analyse
  • Analyse de sensibilité judicieuse
Points faibles
  • Analyse ancillaire d’un essai randomisé
  • Lien de causalité incertain entre la stratégie testée et la probabilité d’éveil
  • Puissance et taille d’effet non calibrées pour l’objectif principal évalué
  • Données manquantes et méthode d’imputation biaisée
  • Manque d’informations concernant l’exposition des patients aux sédatifs
Implications et conclusions

En pratique, l’étude de Rambaud et al. apporte un rationnel clinique à la stratégie de ne pas plus retarder l’introduction de l’épuration extra-rénale chez les patients de réanimation comateux avec une urée > 40 mmol/L. Cette stratégie semble permettre une accélération de la transition vers un état d’éveil, sans pour autant accélérer le sevrage ventilatoire. En conclusion, une stratégie plus retardée d’initiation de l’épuration extra-rénale semblait être responsable d’un excès de mortalité dans l’étude AKIKI2, et pourrait être associée à un retard de réveil des patients comateux inclus dans cette étude.   

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RÉFÉRENCES

 

  1. Gaudry S, Hajage D, Martin-Lefevre L, Lebbah S, Louis G, Moschietto S, Titeca-Beauport D, Combe B, Pons B, de Prost N, Besset S, Combes A, Robine A, Beuzelin M, Badie J, Chevrel G, Bohe J, Coupez E, Chudeau N, Barbar S, Vinsonneau C, Forel JM, Thevenin D, Boulet E, Lakhal K, Aissaoui N, Grange S, Leone M, Lacave G, Nseir S, Poirson F, Mayaux J, Asehnoune K, Geri G, Klouche K, Thiery G, Argaud L, Rozec B, Cadoz C, Andreu P, Reignier J, Ricard JD, Quenot JP, Dreyfuss D, (2021) Comparison of two delayed strategies for renal replacement therapy initiation for severe acute kidney injury (AKIKI 2): a multicentre, open-label, randomised, controlled trial. Lancet 397: 1293-1300
  2. Sessler CN, Gosnell MS, Grap MJ, Brophy GM, O'Neal PV, Keane KA, Tesoro EP, Elswick RK, (2002) The Richmond Agitation-Sedation Scale: validity and reliability in adult intensive care unit patients. Am J Respir Crit Care Med 166: 1338-1344
  3. (2012) KDIGO Clinical Practice Guideline for Acute Kidney Injury. Kidney Int Suppl 2: 1-138
  4. Van Vong L, Osman D, Vinsonneau C, (2014) Épuration extrarénale en réanimation adulte et pédiatrique. Recommandations formalisées d’experts sous l’égide de la Société de réanimation de langue française (SRLF), avec la participation de la Société française d’anesthésie-réanimation (Sfar), du Groupe francophone de réanimation et urgences pédiatriques (GFRUP) et de la Société francophone de dialyse (SFD). Réanimation 23: 714-737
  5. Lu R, Kiernan MC, Murray A, Rosner MH, Ronco C, (2015) Kidney-brain crosstalk in the acute and chronic setting. Nat Rev Nephrol 11: 707-719
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CONFLIT D'INTÉRÊTS

Commenté par Laurent Bitker et Guillaume Deniel, Médecine Intensive – Réanimation, CHU de Lyon, France

Les auteurs ne déclarent pas de conflit d'intérêt en lien avec cet article.

Le contenu des fiches REACTU traduit la position des auteurs, mais n’engage ni la CERC ni la SRLF.

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CERC

G. LABRO (Secrétaire)
S. BOURCIER
A. BRUYNEEL
C. DUPUIS
S. GENDREAU
S. GOURSAUD
G. FOSSAT
N. HIMER
T. KAMEL
O. LESIEUR
A. ROUZÉ
V. ZINZONI