Les soignants en réanimation, un réservoir insoupçonné de gènes de la résistance aux antibiotiques ?

26/09/2025
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Huang L, Li K, Peng C, Gu S, Huang X, Gao C, Ren X, Cheng M, He G, Xu Y, Jiang Y, Wang H, Wang M, Shen P, Wang Q, He X, Zhong L, Wang S, Wang N, Zhang G, Cai H, Jiang C. Elevated antibiotic resistance gene abundance of ICU healthcare workers, a multicentre, cross-sectional study. Crit Care. 2025 Apr 30;29(1):170. doi: 10.1186/s13054-025-05408-5. PMID: 40307838; PMCID: PMC12042561.

Texte
Question évaluée 

Évaluer si les professionnels de santé en unités de soins intensifs (USI) présentent une abondance accrue de gènes de résistance aux antibiotiques (GRA) dans leur microbiote intestinal, comparativement à des témoins sains non exposés à l’environnement hospitalier.

Type d’étude 

Étude prospective, multicentrique et transversale menée dans 8 centres hospitaliers en Chine

Population étudiée 

L’étude a inclus 290 participants en bonne santé, répartis en deux groupes : 191 soignants en USI (25 médecins, 139 infirmiers, 27 aides-soignants) provenant de huit centres médicaux en Chine (Zhejiang et Henan) et 99 témoins sains sans activité professionnelle dans le domaine médical, recrutés lors de bilans de santé. Les critères d’inclusion exigeaient un âge supérieur à 18 ans et la signature d’un consentement éclairé. Les critères d’exclusion comprenaient des maladies gastro-intestinales, des tumeurs malignes, des troubles psychiatriques, l’utilisation d’antibiotiques à large spectre au cours des six derniers mois, et la grossesse. Les soignants étaient plus jeunes (médiane 33 ans vs 42 ans, p<0,001), majoritairement féminins (76 % vs 46 %, p<0,001) et présentaient un indice de masse corporelle (IMC) inférieur (22,6 vs 23,7, p=0,03) comparativement aux témoins. 

Méthode 

Des échantillons de selles ont été collectés et conservés à -80°C. L’ADN total a été extrait à l’aide du kit DNeasy PowerSoil Pro (QIAGEN), fragmenté à environ 400 pb, puis séquencé sur la plateforme Illumina NovaSeq X Plus (séquençage paired-end 2x150 pb). Les données brutes ont été filtrées pour éliminer les séquences humaines et analysées pour le profilage taxonomique (Kraken2) et l’identification des GRA. Les analyses statistiques ont utilisé des modèles linéaires pour comparer l’abondance des GRA, ajustés sur l’âge, le sexe et l’IMC entre les deux groupes. La relation entre la durée d’exposition en USI et l’abondance des GRA a également été évaluée. Enfin, la diversité alpha et bêta des GRA a été comparée entre les deux groupes, ainsi que la composition du microbiome. 

Résultats essentiels 
  1. Abondance des GRA : Après ajustement, les soignants en USI présentaient une abondance totale de GRA significativement plus élevée que les témoins (fold change = 1,22, IC 95 % 1,12-1,34, p<0,001). Ces GRA étaient principalement associés à certains pathogènes du groupe ESKAPE, notamment Enterococcus faecium, Klebsiella pneumoniae et Enterobacter spp.
  2. Diversité des GRA : La richesse (p<0,001) et l’indice de Shannon (p=0,02) au sein des gènes de résistance étaient plus élevés chez les soignants, avec une différence également significative dans la diversité bêta (p=0,001). Parmi les 243 GRA significativement surexprimés chez les soignants, qnrE1 (résistance aux quinolones) et les gènes ACT-12 et MIR-12 (résistance aux bêta-lactamines) étaient notablement augmentés.
  3. Durée d’exposition en USI : Aucune relation significative n’a été observée entre la durée d’exposition/travail en USI et l’abondance des gènes de résistance (p=0.96).
  4. Microbiote intestinal distinct : Les soignants présentaient une plus grande richesse bactérienne (p = 0,04) et une composition bactérienne différente (p = 0,001), avec une sur-représentation d’espèces comme Klebsiella grimontii et Klebsiella michiganensis.
  5. Différences selon la profession : Les analyses de sensibilité ont révélé des variations significatives selon les professions. Les aides-soignants présentaient l'abondance de GRA la plus élevée (fold change = 1,33, IC 95 % 1,29-1,76, p < 0,001), suivis des médecins (fold change = 1,18, IC 95 % 1,09-1,47, p = 0,002) et des infirmiers (fold change = 1,08, IC 95 % 1,01-1,23, p = 0,03). Ces différences pourraient refléter des niveaux d'exposition variables aux pathogènes en fonction des tâches effectuées (et suggérant notamment un impact des contacts prolongés avec les patients pour les aides-soignants).
Commentaires 

Cette étude de Huang et al. (2025) s’inscrit dans un corpus croissant de recherches sur le rôle des soignants comme réservoirs potentiels de bactéries résistantes et de GRA, un problème critique pour la santé publique mondiale. Des études antérieures, comme celle de Fernandez-Verdugo et al. (2020), ont montré une prévalence significative du portage rectal d’Enterobacteriaceae multirésistantes chez les soignants en Espagne, tandis que Mushabati et al. (2021) ont mis en évidence la contamination des téléphones portables des soignants par des bactéries multirésistantes, suggérant une transmission indirecte via des surfaces. Ces travaux confirment que l’environnement hospitalier, en particulier les USI, favorise la colonisation par des pathogènes résistants, en raison de l’utilisation intensive d’antibiotiques et des contacts fréquents avec des patients colonisés. L’approche métagénomique de Huang et al. dépasse les limites des cultures bactériennes traditionnelles, offrant une analyse détaillée des GRA et du microbiote. La prédominance des GRA liés aux pathogènes ESKAPE (Enterococcus faecium, Klebsiella pneumoniae) et l’augmentation d’espèces comme Klebsiella grimontii reflètent une pression sélective dans les USI. Les différences entre professions sont particulièrement révélatrices : les aides-soignants, en raison de leurs contacts physiques prolongés avec les patients (toilette, mobilisation), présentent l’abondance de GRA la plus élevée. Puis viennent les médecins, qui interagissent différemment avec les patients en soins intensifs, et enfin les infirmiers. Ce classement contraste avec les résultats de Blanco et al. (2018) qui montrait une transmission de bactéries multirésistantes (notamment de Klebsiella pneumoniae productrice de carbapénémases) principalement via les gants et blouses des infirmiers, dans des établissements de soins de longue durée. L’absence de corrélation avec la durée d’exposition suggère une acquisition rapide des GRA, cohérente avec les observations de Ziegler et al. (2022) sur l’exposition environnementale précoce en USI. Ces résultats soulignent la nécessité de stratégies ciblées pour limiter la transmission des GRA par les soignants.

Points forts 
  1. Design robuste : Étude prospective multicentrique incluant un échantillon relativement large (290 participants) et des critères d’inclusion/exclusion stricts, renforçant la fiabilité des résultats.
  2. Technologie de pointe : L’utilisation de la métagénomique permet une analyse approfondie des GRA et du microbiome, surpassant les méthodes de culture utilisées dans des études comme Fernandez-Verdugo et al. (2020).
  3. Analyses statistiques rigoureuses : Ajustement pour les facteurs confondants (âge, sexe, IMC) et analyses de sensibilité par région et profession qui renforcent la fiabilité des résultats.
  4. Pertinence clinique : L’étude aborde une question cruciale dans le contexte de la résistance aux antibiotiques (RAM), un problème mondial majeur avec des projections en 2050 de plus de 10 millions de décès dans le monde.
  5. Différenciation professionnelle : L’analyse des différences entre médecins, infirmiers et aides-soignants offre des insights précieux sur l’impact des rôles professionnels sur l’exposition aux GRA.
Points faibles 
  1. Généralisabilité limitée : L’étude, menée exclusivement en Chine, pourrait ne pas refléter les contextes d’autres pays avec des pratiques hospitalières différentes, avec une écologie différente de la RAM et des mesures de prévention s’appliquant. C’est le cas notamment de l’étude de Herindrainy et al., 2011, à Madagascar.
  2. Absence de cultures bactériennes : L’absence de confirmation par culture des organismes multirésistants limite l’interprétation clinique directe.
  3. Étude transversale : La nature transversale empêche d’établir une causalité formelle entre l’exposition professionnelle et l’augmentation des GRA.
  4. Facteurs confondants résiduels : Des variables non mesurées (voyages, mode de vie, usage approprié et respect de mesures barrières tels que l’hygiène des mains) pourraient avoir influencées les résultats.
  5. Implications cliniques incertaines : La signification clinique des GRA chez des soignants sains, en termes de risque infectieux ou de transmission, reste floue et peut différer de l’expression phénotypique de la RAM, comme souligné dans d’autres travaux (Ziegler et al., 2022).
Implications et conclusions 

Cette étude suggère que les soignants en USI pourraient constituer un réservoir de la RAM, avec des implications pour la transmission des résistances dans les hôpitaux et dans les établissements de santé. Elle souligne l’importance de renforcer les mesures de contrôle des infections (hygiène des mains, désinfection des surfaces) auprès de l’ensemble des soignants. Cette étude soulève également la difficulté d’interprétation de données de métagénomiques concernant les GRA, car un grand nombre étaient portés par des espèces non pathogènes. Cette observation est issue des analyses taxonomiques mais doit être interprétée comme exploratoire, car la simple présence d’un GRA ne signifie pas nécessairement une capacité de transmission ou d’expression phénotypique. Cela reflète une potentiel réservoir silencieux, mais dont la portée clinique reste incertaine. Des études longitudinales et internationales sont nécessaires pour confirmer ces résultats, évaluer la dynamique de colonisation des GRA et clarifier leur impact clinique. Enfin, l’approche métagénomique devrait être davantage intégrée dans la recherche sur la résistance antimicrobienne pour mieux comprendre les interactions entre environnement hospitalier et microbiome des patients comme des soignants.


Références citées dans les commentaires 

  1. Antimicrobial Resistance Collaborators. Global burden of bacterial antimicrobial resistance in 2019: a systematic analysis. Lancet. 2022;399(10325):629-55.
  2. Xie B, Dong C, Zhao X, Qu L, Lv Y, Liu H, Xu J, Yu Z, Shen H, Shang Y, Zhao X, Zhang J. Structural and functional alteration of the gut microbiomes in ICU staff: a cross-sectional analysis. Crit Care. 2025 Mar 31;29(1):141. doi: 10.1186/s13054-025-05379-7.
  3. Blanco N, Pineles L, Lydecker AD, et al. Transmission of resistant Gram-negative bacteria to healthcare worker gowns and gloves during care of residents in community-based nursing facilities. Infect Control Hosp Epidemiol. 2018 Dec;39(12):1425-1430. doi: 10.1017/ice.2018.247. Epub 2018 Oct 15
  4. Fernandez-Verdugo A, Forcelledo L, Rodriguez-Lozano J, et al. Prospective multicentre study of rectal carriage of multidrug-resistant Enterobacteriaceae among health-care workers in Spain. Clin Microbiol Infect. 2020;26(5):649.e1-649.e4. doi: 10.1016/j.cmi.2019.09.025.
  5. Mushabati NA, Samutela MT, Yamba K, et al. Bacterial contamination of mobile phones of healthcare workers at the University Teaching Hospital, Lusaka, Zambia. Infect Prev Pract. 2021 Jun;3(2):100126. doi: 10.1016/j.infpip.2021.100126. Epub 2021 Feb 19.
  6. Herindrainy P, Randrianirina F, Ratovoson R, et al. Rectal carriage of extended-spectrum beta-lactamase-producing gram-negative bacilli in community settings in Madagascar. PLoS One. 2011;6(7):e22738. doi: 10.1371/journal.pone.0022738. Epub 2011 Jul 27.
  7. Ziegler MJ, Babcock HH, Welbel SF, et al. Stopping hospital infections with environmental services (SHINE): a cluster-randomized trial of intensive monitoring methods for terminal room cleaning. Clin Infect Dis. 2022;75(7):1217-1223. doi: 10.1093/cid/ciac211.

CONFLIT D'INTÉRÊTS

Commenté par : Benjamin DAVIDO, Maladies Infectieuses et Tropicales, Université Paris Saclay, Hôpital Raymond Poincaré, Garches, France

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